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découverte qui rendra tes sujets plus savans et leur donnera plus de facilité à retenir. » — « Ingénieux Teuth, père de l’écriture, lui répondit le roi, par amour pour ton invention, tu lui attribues des effets qu’elle n’aura point, car ceux qui sauront cet art négligeront leur mémoire et feront naître l’oubli dans leurs âmes. » — Il ajouta : « Tu donnes à tes disciples une science plus apparente que réelle ; ils seront, pour la plupart, sans instruction et d’un commerce difficile. » — Thamus était aussi injuste qu’impoli. De vrais savans tels que M. Berger nous étonnent par l’abondance de leurs lectures et sont d’un commerce fort agréable. Cependant, quelle que soit son admiration pour l’alphabet phénicien, M. Berger est le premier à penser que pour ne savoir ni lire ni écrire, un homme n’est point un barbare, qu’il ne faut pas confondre l’écriture cursive et la civilisation, queues arts, les sciences, la philosophie, tout était commencé bien avant que les Phéniciens eussent trouvé leurs vingt-deux lettres.

Mais leur découverte, une fois lancée dans le monde, y fit une révolution. Supprimez l’alphabet et tout sera changé dans l’histoire du genre humain. Trois grandes religions, qui ont eu une influence décisive sur ses destinées, auraient été étouffées dans leur berceau si l’écriture cursive ne leur avait servi de véhicule pour se répandre au loin et obtenir leurs entrées partout. L’inscription de Mésa, où l’on reconnaît, comme l’a remarqué M. Renan, une écriture qui n’en est plus à ses débuts, atteste que dès l’an 1000 avant Jésus-Christ, les Hébreux non-seulement connaissaient les lettres, mais qu’ils écrivaient couramment. Ils étaient prédestinés à devenir le peuple d’un livre. La loi de l’Evangile sera une loi écrite, Mahomet écrira, le monde sera gouverné par des livres, et ces livres feront la fortune de l’alphabet employé à les écrire. C’est la Bible latine, autant que le génie de Rome, qui a propagé l’alphabet latin dans toute l’Europe occidentale ; c’est la liturgie grecque qui a imposé l’alphabet byzantin aux peuples slaves, et si jamais l’Afrique tout entière apprend à écrire et à lire, c’est au Coran qu’elle en sera redevable. Il a déjà rendu ce service aux gens de Kong, dont l’écriture arabe offre, paraît-il, une ressemblance frappante avec l’écriture coufique usitée vers le IVe siècle de l’hégire. Quand ils délivrèrent un sauf-conduit au capitaine Binger, ils commencèrent par ce petit préambule : « Louanges à Dieu qui nous a donné le papier comme messager ! Louanges à Dieu qui nous a donné le roseau comme langue ! » Ils auraient pu dire aussi : « Louanges à la Phénicie ! louanges à Cadmus ! » Mais, selon toute apparence, les gens de Kong ne connaîtront jamais Cadmus, et il serait superflu de leur expliquer que, s’il n’exista jamais, si son histoire est un mythe, il y a souvent beaucoup de vérité dans les fables.

L’alphabet que nous devons aux Phéniciens sera-t-il remplacé