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ainsi qu’une poupée dont le fil de fer est cassé. Personne pour l’assister, si ce n’est Godomine, son jeune Cosaque. Celui-ci, qui, bien des fois, a donné à son maître des preuves de sa fidélité et de son dévoûment, cherche une fois de plus à le sauver.

Un pacha, revêtu d’une pelisse de velours rouge sang, garnie de zibeline, accourt sur le blessé à brides abattues. Il lance avec une adresse incomparable vers le staroste le nœud de son lasso qui aussitôt s’enroule autour du cou du Polonais. Il va l’étrangler, et le pacha se réjouit déjà de la conquête d’un si noble esclave, lorsque le Cosaque tranche la corde d’un coup de poignard et disparaît avec son maître à travers les brouillards flottant sur la vallée.

Tout à coup le cheval du staroste s’abat.

Le Cosaque soulève son seigneur, le jette en travers de sa propre selle, et de nouveau il se remet en route dans la direction du fleuve.

Ils atteignent déjà dans leur course précipitée les premiers saules plantés sur les bords du fleuve quand le staroste exprime le désir de quitter le cheval.

Il lui est impossible d’aller plus loin : il sent que la fin approche.

Le Cosaque descend, porte dans ses bras robustes son maître bien-aimé jusqu’à l’arbre le plus proche, dégrafe son kontoush et tâche de panser le sang vermeil qui filtre de la poitrine ouverte.

— Ne te donne pas tant de peine, dit Tarnowski, Dieu m’appelle vers lui.

— Que sa volonté soit faite ! murmure le Cosaque ; mais, en ce cas, je vous accompagnerai, maître, au paradis.

— Non ! non ! s’écrie le staroste, usant déjà du geste, la voix venant à lui manquer. Et ma femme ? Est-elle donc destinée à finir ses jours au sérail du sultan ? Non, non !

Il prit haleine, cracha vers le ciel le sang qui l’étouffait, et regarda longuement le Cosaque, comme s’il eût voulu lire dans son âme.

Deux chevaux sans maître passaient dans le voisinage : l’un d’eux avança vers le mourant, hennit bruyamment, puis se sauva effarouché.

— Sauve-toi ! continua le staroste, tu es le seul de mes serviteurs à qui je puisse me fier comme à moi-même. Tu te rendras à Horgg : là, de ta propre main, tu égorgeras ma femme, cela vaut mieux que de la voir la proie des Tartares, cela vaut mieux que de penser qu’elle appartiendrait à un autre. De la sorte, personne ne l’aura.

Godomine regarda son maître d’un air absolument ahuri :