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d’intérêt qu’il provoque. — En revanche, la duchesse Sanseverina est une figure fortement tracée et qui se grave. Elle est énergique, habile, maladroite aussi et imprudente dans les commencemens de succès par excès de confiance en soi et emportement bien féminins. Cette Agrippine jeune fait grand honneur à Stendhal. Le malheur, c’est que l’auteur a trop mis tout d’abord Fabrice en pleine lumière comme le personnage principal, et que nous avons quelque peine à ramener sur la duchesse l’intérêt que nous voudrions que Fabrice excitât et qu’il n’excite jamais. Le malheur encore, quoique moindre pour la plupart des lecteurs, c’est que la signification morale du rôle de la duchesse est de faible importance. Que veut dire cette duchesse et tout ce qu’elle lait ? Que les femmes belles et intelligentes tiennent une place immense dans les sociétés monarchiques. Voilà qui est juste, mais qui ne nous intéresse plus beaucoup. L’avènement des classes plébéiennes, leur effort à parvenir et les sentimens dont s’accompagne chez elles cet effort étaient pour nous un peu plus captivans. — Enfin, comme tout est plus terne et plus mousse dans la Chartreuse que dans Rouge et Noir, de même le dénoûment est plus plat et plus gris. Il faut s’empresser d’ajouter qu’il est plus vrai et satisfait davantage notre instinct logique. Dans Rouge et Noir tout le monde perdait l’esprit, dans la Chartreuse tout le monde se résigne. La duchesse, sans cesser d’aimer son neveu, s’en va vivre à Naples, douce et mélancolique, renonçant aux intrigues, avec son ministre qui renonce à l’ambition, dans un bien-être bourgeois. Fabrice, devenu évêque, s’endort dans la quiétude morne d’un amour habitude, un peu furtif et honteux, qui ressemble à une liaison de vieillard. Il est très intéressant, ce dénoûment, pour l’étude de Stendhal à la fois comme romancier et comme homme. Nous sommes en 1839 et non plus en 1830. Comme homme, Stendhal semble moins tenir à sa chère « énergie, » à ses éclats de passion véhémente et déchaînée. Comme romancier, Stendhal, malgré toutes les aventures picaresques ou chevaleresques dont il a farci la Chartreuse, incline cependant vers le réalisme. Ce dénoûment, au moins, de la Chartreuse est réaliste pleinement. Il semble nous dire : cet enthousiasme, ces grandes espérances, ce délire des grandeurs, cet esprit napoléonien, après, la grande crise et la grande perturbation européenne, à quoi aboutissent-ils bientôt ? À la résignation, à la tranquillité dans la vie bourgeoise, monotone et égoïste. Cette histoire commence par l’escapade héroïque du petit Fabrice à Waterloo, et se termine par l’adultère régulier, précautionné et discret de monseigneur Fabrice del Dongo et de Mme  Clelia Crescenzi. Et ainsi va notre vie à tous ; nous avons tous notre escapade à Waterloo pour