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un capitaine qui a servi sous Napoléon. Le regret de ce temps où l’on était général à trente ans, et où l’on passait empereur en France, ou tout au moins roi en Suède, a été toute sa pensée pendant son enfance. Du regret, il a été vite à l’ambition ; car il est énergique, et, enfin, tous les chemins ne sont pas fermés ; mais à une ambition d’un caractère particulier, qui est celle de cette date, qui est celle qu’ont dû avoir bien des jeunes gens de 1815 à 1850. Tous les chemins ne sont pas fermés ; mais ceux qui restent sont tortueux. On n’arrive plus par l’énergie belliqueuse ; on arrive par l’intrigue, c’est-à-dire par une énergie faite de sang-froid, d’application soutenue, de prudence acharnée, et de bassesse ingénieuse. Tout cela est un beau champ d’activité, sans doute, mais est humiliant et mortifiant. Certaines âmes, sous l’ancien régime, et aussi sous le nouveau, se sentent là parfaitement dans leur élément naturel, et n’y éprouvent aucune gêne ; mais l’homme né pour être colonel sous Napoléon, tout en se résignant à ces démarches, car il faut arriver, c’est un devoir, en aura une honte telle, qu’il haïra furieusement ceux dont il sera forcé de se servir comme d’échelons, c’est-à-dire tous ses bienfaiteurs. Voilà l’homme du siècle, ou du moins voilà Julien Sorel. Ambition, volonté et haine, dans une complète absence de sens moral. Ce n’est pas une âme méchante. Il aime les gens de sa classe, pour peu qu’ils ne soient pas tout à fait des brutes. Il aime son camarade, le marchand de bois. Un moment, causant avec lui, il passe à côté de la médiocrité heureuse et se sent tenté. Ce n’est pas une âme vulgaire : un moment, dans les montagnes, au lent déclin du jour, il se sent enivré du charme pénétrant de la solitude, de cet enchantement exquis qui n’est autre chose que la liberté de l’âme, et le voilà devenu ni plus ni moins qu’un Chateaubriand en Amérique pour un quart d’heure. Ce garçon, plébéien à la peau fine et aux beaux yeux, ardens, moins la révolution et l’empire, serait un Rousseau des Charmettes. Mais il ne s’agit plus de cela. Nous sommes en 1818. Une folle espérance a traversé la terre. Chaque plébéien croit avoir, veut avoir, ou est furieux de ne plus avoir son bâton de maréchal dans son havre-sac. Julien n’a l’âme ni méchante, ni vulgaire ; il a l’âme dépravée. Il veut arriver coûte que coûte, et déteste de toute son âme ceux qui sont entre lui et le but. Il les déteste de maintenir un état de société où il est forcé de les ménager pour parvenir, et d’être hypocrite pour faire son métier d’ambitieux. S’il trouve sa Mme de Warens, il la détestera en l’aimant, la fera souffrir en lui donnant le bonheur, et, surtout, verra, en elle une conquête flatteuse pour son amour-propre irrité et amer. S’il trouve une jeune fille des classes dirigeantes qu’il aime et dont