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voilà la vie sociale. Elle est affreuse partout, mais principalement dans les petites villes, charmantes au XVIIIe siècle, inhabitables au XIXe siècle. « Le Français qui aimait tant à parler et à dire ses affaires devient insociable… Les destitutions du ministère Villèle ont rompu toute société à Cahors, à Agen, Clermont, Rodez. La peur de perdre sa petite place a porté le bourgeois à rendre plus rares ses visites à ses voisins ; il va même moins au café. La crainte de se compromettre fait que le Français de trente ans passe ses soirées à lire auprès de sa femme. Le Français n’est plus ce peuple qui cherchait à rire et à s’amuser de tout[1]. » Il faut se réfugier à Paris pour être à peu près libre de rester tranquille et à peu près libre d’être gai. — Stendhal a très bien vu ces inconvéniens de la société moderne et il en a gémi de tout son cœur. Pourtant, en bon libéral, il tient « aux deux chambres et à la liberté de la presse, » et le voilà bien embarrassé. Personnellement, il s’en tire en voyageant sans cesse ou en habitant en Italie. Au fond, c’est précisément le libéralisme ou ses conséquences que ce libéral fuit en se réfugiant à Sienne ou à Civita-Vecchia. Là, et pour cause, il n’y a point de politique, ou, du moins, il n’y a point de politique à laquelle on soit forcé de prendre part. Un gouvernement, et des conspirateurs, voilà la politique. Entre les deux une grande masse indifférente, qui a le droit de l’être, et de ne point porter de cocarde au chapeau. Voilà où Stendhal aime fort à vivre ; voilà comme personnellement, il s’est tiré de la difficulté. Comme théoricien, il ne s’en est pas tiré du tout. Toute sa vie, il a aimé le gouvernement des deux chambres, et trouvé triste l’état où il met nécessairement un pays, sans chercher à résoudre cette antinomie. — Ceci est intéressant, d’abord parce que cela révèle chez Stendhal beaucoup de perspicacité et d’adresse en tant qu’observateur, ensuite parce que cela achève très bien de le peindre. Stendhal, c’est le XVIIIe siècle, j’entends le moins élevé comme aspiration et comme idéal. Mais c’est 1770 transporté en plein XIXe siècle et voyant où mène ce qu’il a rêvé, transporté en face de son rêve devenu un fait. Il y a toujours à déchanter quand cela arrive. Le XVIIIe siècle a désiré qu’il n’y eût plus d’aristocratie morale soutenue par un gouvernement fort et réprimant les instincts de la bonne loi naturelle. Cela détruit, une douce gaîté devait se répandre parmi les hommes. Il a réussi ; l’alliance du trône et de l’autel a disparu. Mais comme il faut un gouvernement, au gouvernement absolu a succédé le gouvernement alternatif du plus nombreux, c’est-à-dire la lutte des partis ; et cela ne répand aucune

  1. Promenades dans Rome, 22 décembre 1828. — Cf. Rouge et Noir, XXXI.