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sincérité, le naturel, aussi essentiels à l’amour que la pudeur, peuvent être tenus pour des effets indirects de la cristallisation, en ce sens que sans elle ils ne seraient pas. Il ne faut point exagérer en amour, dépasser dans ses paroles la mesure juste du sentiment qu’on éprouve. Cela sonne faux. Mais cependant l’amour ne vit que d’exagérations. Oui, mais d’exagérations sincères, d’exagérations qui n’en sont pas pour celui qui parle. Or ces exagérations sincères, ces exagérations auxquelles croit celui qui les prodigue, c’est la cristallisation qui les a fait naître. L’imagination adonné à l’hyperbole l’accent de la vérité[1].

Le « coup de foudre » lui-même est un effet de la cristallisation. Ici c’est d’une cristallisation préalable qu’il s’agit. On s’est fait un modèle idéal. On rencontre un jour un être qui, par un seul trait, ressemble à ce modèle idéal : par exemple, il a des moustaches longues, ou elle a des boucles blondes. Autour de ce trait on jette, rassemblées, toutes les autres qualités qui dans notre imagination étaient inséparables de lui, et l’amour éclate. On dit : « Comme il est courageux ! » c’est un pleutre ; mais il a des moustaches longues ; « comme elle est douce ! » c’est une peste ; mais puisqu’elle a des boucles blondes ! et l’amour est né[2]. — L’observation est juste, mais ne s’applique pas, je crois, à l’amour passion, dont traite notre docteur, mais à l’amour de tête. L’amour de tête a son coup de foudre, et l’amour passion a le sien, qui n’est pas le même. Ce qui précède aurait dû mettre Stendhal sur la voie d’une étude de l’amour de tête qu’il n’a point faite dans ce volume, et auquel la théorie de la cristallisation se serait très bien appliquée, avec cette différence que dans les autres amours la cristallisation agit après l’amour et l’accroît, et que dans l’amour de tête elle agit avant lui et le crée. — Le grand défaut de ce livre, sans revenir sur le manque de méthode, sur le remplissage et sur les histoires à dormir debout, c’est que Stendhal parle toujours de l’amour, sans distinction de l’amour chez l’homme et de l’amour chez la femme. Cette distinction était nécessaire. Ces deux façons d’aimer sont si différentes, pour ne pas aller jusqu’à dire si contraires ou si inverses, ce qu’on pourrait prétendre sans très grands risques d’erreur, que tous les malentendus, tous les heurts, toutes les déceptions en choses d’amour viennent précisément de là, et que, d’autre part, toutes les précautions sociales dont l’humanité civilisée a entouré l’amour sont précisément destinées à conjurer ou à pallier les dangers qui naissent de l’union irréfléchie de deux

  1. Amour, XXXII.
  2. Ibid., XXIII.