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autobiographie. — Laissons cette classification incomplète. Aussi bien Stendhal, qui se piquait à tout propos de « logique, » n’a nullement suivi dans son livre le dessein qu’il semble annoncer, et n’y traite guère que de l’amour passion. Le livre manque complètement de méthode, comme tous les livres de Stendhal. Ce qu’il nous montre très bien, avec beaucoup de finesse et une sorte de divination ingénieuse, et ce qui est le point où l’auteur, à travers mille digressions et beaucoup de fatras, se ramène sans cesse, ce sont les effets de l’imagination sur l’amour, le travail de l’imagination sur l’amour une fois né, et la manière dont elle le développe et l’attise. Je dis sur l’amour une fois né ; car l’amour naissant de l’imagination, l’amour de tête, c’est précisément celui dont Stendhal, dans le livre de l’Amour, n’a point traité. Ce travail de l’imagination sur l’amour, c’est ce que Stendhal, d’un mot qui a fait fortune, appelle la cristallisation. Une brindille de bois mort placée dans certaines grottes où l’air humide est chargé de certains sels, se couvre de brillans cristaux et devient une aigrette de diamans. L’amour proprement dit, à sa naissance, c’est cette brindille de bois noir ; l’imagination, lentement, la rêverie solitaire, en fait ce bijou rayonnant où scintillent tous les feux du ciel. Il y a une jolie imagination dans cette idée. Stendhal n’avait d’imagination que dans les choses d’amour, et particulièrement dans l’art de rêver la jouissance. Voyez cette rêverie devant un portrait : « Quelque chose de pur, de religieux, d’antivulgaire… On dit qu’elle a été longtemps malheureuse… On rêve d’être présenté à cette femme singulière dans quelque château gothique et solitaire, dominant une belle vallée et entourée d’un torrent, comme Trezzo… On se croit presque l’ami intime d’une femme dont on regarde le portrait en miniature. On est si près d’elle[1] ! .. » Voilà Stendhal en train de cristalliser. — Il connaissait bien cet état de l’âme, et il a tiré de cette théorie trois ou quatre points de métaphysique amoureuse très ingénieux. Par exemple, la théorie de la pudeur rentre dans la théorie de la cristallisation par le biais ou par l’artifice que voici. La pudeur est une coquetterie ingénieuse qui a pour but, non pas précisément de se faire désirer, mais de s’embellir. Se refuser, c’est donner à celui qui aime le temps de cristalliser, de rêver de vous, autrement dit de vous faire plus belle, et de vous voir telle qu’il vous fait : « La pudeur prête à l’amour le secours de l’imagination : c’est lui donner la vie. » Cela n’est pas tout à fait faux, et est charmant[2]… — De même la

  1. Rome, Naples, Florence, Milan, 29 novembre.
  2. Amour, XXVI.