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la cour d’assises de Pau vient de sauver la vie, a plus d’âme à lui seul que tous nos poètes pris ensemble, et plus d’esprit que la plupart de ces messieurs ; » ailleurs : « Il est sans doute parmi nous quelques âmes nobles et tendres, comme Mme Roland, Mlle de Lespinasse, Napoléon, le condamné Lafargue. Que ne puis-je écrire dans un langage sacré compris d’elles seules ! » et enfin il nous raconte toute son histoire, après l’avoir savamment fait désirer, et il ajoute : « L’homme dont les passions offrent ce caractère d’énergie et de délicatesse n’avait pas trois francs à prêter à sa maîtresse. » C’est que la pauvreté conserve l’énergie ; « ces crimes ne se rencontrent pas dans les classes élevées… à Paris, la vie est fatiguée, il n’y a plus de naturel ni de laisser-aller… Paris est-il sur la route de la civilisation véritable ? Vienne, Milan, Rome arriveront-elles à la même élégance, à la même absence d’énergie ? » Graves questions, où le problème de la civilisation se trouve engagé. La civilisation, c’est la diminution du nombre des crimes ; mais la diminution du nombre des crimes, c’est l’affaiblissement de l’énergie humaine, évidemment. Faut-il souhaiter la civilisation ? Il y a bien à hésiter là-dessus. — On voit pleinement cette conception de la vie : amour et énergie, voluptés et violences, folies amoureuses et coups de poignard ; c’est celles d’un abonné de cabinet de lecture ou d’un habitué de l’Ambigu. Ne vous y trompez pas, c’est celle de Stendhal. Sans doute il a songé assez souvent à autre chose ; mais ce petit rêve romanesque que nous avons tous dans l’arrière-fond de notre cervelle, et qui, souvent à notre insu, donne leur direction à beaucoup de nos idées et de nos desseins, il avait cette forme chez Stendhal, et cette couleur, et cette qualité, un peu inférieure peut-être. — Et l’on peut en supposer la raison. Cette vie d’aventures, de dangers, d’amour et d’énergie même, si l’on veut, mais d’énergie accidentelle et momentanée, cette vie dont il rêvait et qu’il tenait pour belle, il l’avait menée à peu près, depuis dix-sept ans jusqu’à trente. Il avait aimé, il avait été aimé, il avait été trompé, il avait eu une forte envie d’assassiner l’infidèle ; il avait fait la guerre, et, sinon donné beaucoup de coups de sabre, du moins essuyé un nombre honnête de coups de fusil ; il avait été pauvre. Ces choses-là ne s’oublient point. Il a écrit un mot profond et d’une justesse admirable : « Parmi les agrémens de la vie, ceux-là seuls dont on jouissait à vingt-cinq ans sont en possession de plaire toujours. » Par contre-partie, on fait sa conception de la vie de la manière dont on l’a sentie et goûtée à vingt-cinq ans. On généralise et on idéalise les sensations agréables de cette époque de la vie, la seule où l’on ait des sensations fortes, et l’on s’en fait un rêve