Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/608

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il a radicalement nié et refusé de voir les deux tendances humaines qui s’appellent l’altruisme et le mysticisme, dont l’une nous porte à vivre en autrui, l’autre nous porte à vivre dans le rêve, l’espérance ou la foi d’un autre monde que celui que nous voyons. Ces deux moyens qu’a l’homme d’échapper à lui-même, preuves au moins du besoin qu’il a de vivre hors de lui, Stendhal ne les a pas connus par lui-même, et ne les a pas aperçus, constatés, au moins comme faits, dans ses semblables. L’homme est pour lui un être qui « part tous les matins pour la chasse du bonheur, » et la seule étude à faire de lui est d’observer comment il chasse. L’homme s’appelle don Juan, Alcibiade, Borgia, Raphaël, ou Napoléon. Il y a erreur à croire qu’il se soit jamais appelé Jésus ou Marc-Aurèle. La Rochefoucauld a absolument raison, et encore plus Helvétius, qui est plus radical et plus intransigeant en cette doctrine. — Non-seulement l’homme est tout entier ce que nous venons de dire, mais l’homme doit l’être ; il a raison d’être ainsi, et tous ceux, ou qui lui persuadent qu’il est autre, ou qui l’engagent à s’efforcer d’être autrement, sont des fous quelquefois, des charlatans souvent, le plus souvent des tyrans habiles ou de subtils écornifleurs. Toute philosophie idéaliste est une ivresse lourde ou un manège suspect ; toute religion mérite des qualifications beaucoup plus dures. La philosophie allemande moderne est le comble de l’absurdité ; les religions chrétiennes sont abominables aux esprits justes et aux amis de l’humanité. La sensation, voilà le but ; « vivre, c’est sentir la vie ; c’est avoir des sensations fortes. » Stendhal n’étudie qu’une chose : « Je cherche l’art d’être heureux. « Il ne conçoit qu’une vie comme souhaitable, celle où l’on a accumulé le plus grand nombre possible de jouissances violentes, de jouissances fines et de jouissances rares. — Cette philosophie d’homme de vingt ans étonne toujours chez un homme de réflexion quinquagénaire, et toujours l’on se demande si vraiment il n’a pas fait une fois en sa vie cette observation d’ordre élémentaire que la vie n’est heureuse que quand on en a éliminé la recherche du bonheur. Mais, quelque bornée qu’elle puisse paraître, c’est bien toute la philosophie de Stendhal. Il n’en a jamais eu d’autre, ni voulu entendre parler d’autre chose. Il est de 1770, et n’a pas fait un pas depuis, tout pas, du reste, fait pour s’en éloigner, lui paraissant un pas en arrière. Il était tel par son tempérament, il restait tel par son horreur de tout ce qui était autorisé. Le réveil religieux de la restauration et les essais, très honorés, de philosophie spiritualiste de 1840, ne pouvaient que le rengager plus à fond dans des doctrines, qui, au mérite d’être les siennes, joignaient l’attrait de faire scandale.