dirai pas conventionnel, tant il paraît de mauvaise foi ou de mauvaise humeur d’appliquer ce mot à Stendhal, mais je ne suis pas très éloigné de le penser. Chez les bourgeois, en province, en Italie, à l’auberge, en diligence, il était à l’aise et observait bien, et toutes ses notes sur le petit monde du temps des deux chartes sont précises, d’un joli détail, et paraissent exactes. Quand le mot Stendhal me vient à l’esprit, je vois toujours un gros homme rond et vif, lèvres serrées, œil noir perçant et fureteur, qui monte en diligence, lie conversation en offrant d’excellens cigares, fait parler ses voisins, se rend compte de leur manière « d’aller à la chasse du bonheur, » s’enquiert des histoires d’amour du voisinage, surtout des tragiques, épuise ainsi et vide ses interlocuteurs ; puis, seulement quand ils commencent à se répéter, parle à son tour, se moque d’eux imperceptiblement, gaîment du reste, ou tient des propos amers contre les jésuites, et surtout songe à s’éclipser au premier relais pour trouver d’autres hommes expansifs, car il les lui faut ainsi, à explorer. Cela fait qu’il a été surtout un explorateur des classes moyennes et des petites classes, plutôt qu’un « observateur du cœur humain, » comme il a cru être. C’est un Saint-Simon de table d’hôte. Mais cela même n’est pas peu de chose, et à ce seul titre déjà il est précieux. — En dehors de ces qualités d’observateur, l’esprit de Stendhal est fort peu de chose. Il était très peu philosophe, presque incapable d’idées générales. Celles qu’il a eues font souvent qu’on souhaiterait qu’il n’en eût pas eu du tout. Ou elles ne sont que l’expression de ses préjugés et de ses rancunes, ou, quelquefois, elles sont ingénieuses, nouvelles, fécondes même, mais non pas fécondes pour lui. Il n’en tire rien, ne les pousse pas, les laisse tomber aussitôt que nées, en sorte que, quelque complaisance qu’on veuille avoir pour lui, on ne sait trop s’il a bien vu ce qu’elles contenaient, et le commencement seulement de ce qu’elles pouvaient produire. Demeurées à cet état, il faut bien savoir et il faut oser dire que les idées générales ne sont que des aperçus presque accidentels de l’intelligence, d’heureuses rencontres, utiles à la gloire posthume, quand d’autres, en leur faisant une grande destinée, ont la délicatesse de les rapporter à celui qui en a eu la première intuition, mais qui ne prouvent aucune force, ni aucune largeur, ni aucune pénétration, à peine une certaine vivacité et éveil alerte de l’esprit. Stendhal avait, en fait d’idées générales, quelques bonheurs de conversation. Il ne faut pas oublier que « le plus grand philosophe qui ait jamais existé, » à son sentiment, est Helvétius. Il avait des goûts artistiques très vifs, ou plutôt des sensations d’art très personnelles, des jouissances de dilettante profondes, et, ce me
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