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fécond, qui puisse aboutir à un grand rôle historique. Si les choses ont pris un tour tout autre que celui qui était à prévoir, c’est grâce à une disposition spéciale, qui vient ici corriger les effets de la configuration générale du terrain. A chacune presque de ces boîtes, que l’on nous passe l’expression, il manque une paroi, celle qui l’aurait close du côté de la mer ; là, mais là seulement, le champ était libre. Ce fut donc par là que s’engagèrent les rapports qui, le long des chaînes interposées entre les différens États comme autant de murs mitoyens, restaient toujours intermittens, difficiles et rares. La voie de mer laissait tout passer et repasser, les personnes, les marchandises et les idées ; quand une bourrasque venait la fermer, ce n’était que pour quelques jours, et bientôt, dès que la brise avait molli et que la houle était tombée, les navires agiles recommençaient à lier, par un échange incessant de visites réciproques et de mutuels emprunts, tous ces districts entre lesquels la nature avait mis la gêne de tant et de si hautes barrières.

Ce qui assurait la continuité de ces relations, c’était la constance du régime des vents. « Ceux qui gouvernent l’atmosphère dans ces parages y ont un mouvement réglé ; ils ne prennent que rarement le caractère d’ouragans dévastateurs. C’est seulement pendant la courte saison de l’hiver que le temps subit des variations imprévues ; avec la belle saison (les « mois sûrs, » comme disaient les anciens), le courant atmosphérique prend dans tout l’archipel une direction fixe ; chaque matin, lèvent du nord s’élève des côtes de Thrace et balaie, en descendant, toute la longueur de la mer Egée… Il arrive fréquemment que ces vents élésiens donnent, durant des semaines entières, l’illusion d’<une tempête ; par un ciel pur, on voit écumer les vagues à perte de vue : mais la régularité de leur souffle les rend inoffensifs, et ils tombent, chaque soir, aussitôt que le soleil baisse ; alors la mer devient un miroir ; l’air et l’onde se taisent jusqu’à ce que s’élève une brise, presque insensible, qui vient du sud. C’est le moment où le marin détache sa barque à Égine et atteint en quelques heures le Pirée. C’est là la brise de mer si vantée par les poètes d’Athènes, celle qui s’appelle aujourd’hui Embatès, toujours tempérée, douce et bienfaisante. Les courans qui longent les côtes contribuent aussi à faciliter l’accès des golfes et des détroits ; le vol des oiseaux de passage, les migrations des thons, qui se renouvellent à époque fixe, fournissent encore au marin des indications précieuses[1]. »

C’est cette mer et ce sont ces vents qui ont fait l’unité morale de la Grèce, la seule unité qu’elle ait connue jusqu’à la conquête

  1. E. Curtius, Histoire grecque, traduction Bouché-Leclercq, t. I, p. 14 et 15.