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retenu quelques beaux cris de la jeune fille : celui-ci, par exemple : Qui m’a conduite ici ? cet autre, plus pathétique encore : Mais rien ne pouvait donc me dire que l’ennemi c’était l’amour. Un pareil duo n’est vraiment pas ordinaire. A chaque instant la voix haletante de Thamara coupe les cantilènes passionnées de Noureddin, mais enfin l’amour triomphe. Une très belle phrase éclate, sonore, puissante, libre en sa fantaisie comme une improvisation d’Orient ; longue, mais soutenue jusqu’au bout d’un souffle ardent et fort. Tout y est original, bien qu’un simple tremolo l’accompagne ; de ce tremolo se dégage une sorte d’appel ou de fanfare sur laquelle plane le chant vainqueur. De caressantes arabesques entourent la mélodie, lui donnent plus de grâce et de caprice ; des harmonies singulières en prolongent le vol, en suspendent la chute. Elle s’attarde, s’éteint et se ranime encore, se traîne sur des inflexions étrangement douces et meurt enfin dans un soupir. La réponse de Thamara défaillante n’est pas moins belle. C’est le motif d’amour déjà entendu au commencement de l’acte. Repris ici d’abord par Thamara seule, puis en duo, puis en épilogue instrumental après le baiser décisif et la chute du rideau, il est d’un excellent effet. Il a quelque chose de très prenant, d’un peu énervant aussi. C’est peut-être, comme nous le disions plus haut, la beauté wagnérienne, mais c’est la beauté.

La scène suivante : le sommeil et le rêve de Noureddin, ’l'angoisse de Thamara, sa lutte avec elle-même devant l’amant qu’il faut frapper, n’est faite et ne pouvait l’être que des motifs déjà entendus, amoureux ou patriotiques, rappelés d’ailleurs avec intelligence.

Le tableau final est fort court. J’y ai pourtant remarqué les stances de Thamara. Quand je dis stances, je dis mal : il n’y a pas là de couplets, rien par exemple qui rappelle les fameuses strophes de Sapho. Thamara ne chante qu’une phrase accompagnée en marche funèbre, mais cette phrase est très belle. Elle l’est par son mouvement noble, triste, et qui monte ; par son étrangeté douloureuse, par l’incertitude volontaire d’une tonalité qui toujours se dérobe et semble fuir cette voix comme le repos a fui cette âme, enfin par les dernières notes, d’où elle retombe, incertaine encore et pour ainsi dire à faux, d’une de ces chutes qui brisent.

Je m’étonnerais que le public se passionnât pour Thamara ; mais il aurait tort de ne s’y point intéresser. Qu’il écoute attentivement le second acte ; il y prendra plaisir. Qu’il encourage Mlle Domenech : elle est intelligente et bonne musicienne. Quant à M. Engel, il continue ses prouesses : tantôt il sauve Lucie de Lammermoor, tantôt le Rêve, tantôt Thamara (j’approuve d’ailleurs fort inégalement ces trois sauvetages). Il n’y a que lui pour lire un rôle à première vue, l’apprendre en quarante-huit heures et le chanter avec un goût parfait.


CAMILLE BELLAIGUE.