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lui que de pouvoir altérer une note sensible, augmenter une quarte juste, terminer une phrase sur la dominante ou la médiante au lieu de la tonique, faire du chromatisme à loisir et parfois même à outrance, broder, sur l’orchestre ou les voix, les ornemens qui caractérisent les mélopées orientales, la danse des derviches ou le chant du muezzin !

Dans le second acte, M. Bourgault a fait tout cela. Il est très bon, ce second acte, et plus on le relit, plus on y prend d’intérêt. Le théâtre représente le harem de Noureddin dans un palais, près du camp. C’est le soir ; le sultan regarde danser les bayadères : joli petit ballet, mélodies exotiques, harmonisées avec beaucoup d’ingéniosité ; un premier chœur d’almées, étrange par l’équivoque de la tonalité, l’alternance des rythmes et l’inattendu de la dernière cadence. J’aime le récit que fait Noureddin de son rêve : la première partie vague et flottante, la suite plus passionnée et plus chaude ; j’aime surtout, sous la déclamation où l’on reprendrait seulement un peu de gaucherie, le développement à l’orchestre d’une ardente phrase d’amour. Il y a du Wagner là dedans et du plus nerveux, du plus magnétique, du plus chromatique aussi, avec des poussées d’orchestre et l’élan d’un grupetto final, qui rappellent certains paroxysmes du maître de Bayreuth. Charmant et même le plus charmant de tous, le chœur féminin à cinq temps : Au charme fuyant d’un rêve. Il est avec les pages précédentes, avec le chant plus âpre du ténor, dans une relation tonale extrêmement heureuse. Mainte fois d’ailleurs, le compositeur a reproduit au cours de son œuvre, et par le même procédé, ce très heureux contraste de la passion et du calme.

Le grand duo d’amour serait excellent s’il avait quelques pages de moins. La phrase du ténor, accompagnée par le violoncelle solo, n’est pas ce que j’en aime le mieux. Elle a quelque chose de contourné, de maigre aussi, parfois d’embarrassé, quand les dessins de la voix et de l’instrument, les trilles et les gammes se répondent ; elle sent un peu l’artifice et l’arrangement de contre-point. Je préfère de beaucoup le début : ne fût-ce que les premiers mots de Thamara : J’ignore la crainte, auxquels une simple modulation donne tant de sérieux et de fierté ; puis le cantabile de Noureddin : Devant moi tu restes glacée, avec sa courbe harmonieuse et sa molle cadence, à la Massenet ; mais surtout le corps même, ou le cœur du duo. La situation y est traitée avec force, le mouvement toujours juste, la mélodie jamais banale, et l’harmonie sans cesse ingénieuse. L’antagonisme entre les sentimens des deux personnages commence par s’accuser fortement, puis se fond peu à peu dans l’unanimité de la tendresse et de la volupté. Le musicien a bien suivi cette évolution, opposant toujours à l’effroi de Thamara, à sa défense contre l’amour qu’elle sent approcher d’elle, la passion croissante de Noureddin qui chante dans l’extase, en pleine lumière. J’ai