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à créer leurs œuvres nécessaires, même avec ce que vous appelez l’illusion sentimentale ?

L’analyse, dont la critique dissolvante est une des formes, nous a rendu de grands services et donné de vives jouissances, depuis un demi-siècle. Elle a sa tâche nécessaire ; mais nous avons abusé dans les recherches morales de l’admirable instrument des sciences physiques ; et nous y avons tous notre part de responsabilité. Nous commençons à comprendre qu’en prolongeant cet abus, nous allons directement contre le besoin urgent des esprits, besoin de synthèse et de reconstruction. Je ne dis point qu’il soit facile de rétrograder sur cette pente ; je dis avec tout le monde que, si nous continuons à désagréger le peu de terrain solide qui nous porte encore, si nous ne reconstruisons pas, notre dissolution intellectuelle et sociale nous rendra bientôt impropres aux œuvres de vie. J’indique seulement ces idées. Je demande crédit pour les développer. J’ai quelque scrupule à philosopher lourdement au sujet de l’aimable poète : mieux eût valu citer un plus grand nombre de ses vers. Mais en essayant de légitimer une vue idéale par des argumens de l’ordre rationnel, j’aborde un dessein plus étendu. Les phénomènes de la conscience, comme ceux du monde extérieur, nous apparaissent régis par quelques lois générales, déduites de nos observations sur la nature et la société, et auxquelles nous essayons de tout ramener, parce que nous les tenons pour infiniment probables. Quand il y a conflit entre les plus chères aspirations du sentiment et l’évidence de ces lois inexorables, nous sacrifions tristement les premières, condamnées comme illusoires. Mais nous sommes et serons dans l’angoisse, tant que nous n’aurons pas trouvé le point de conciliation entre les besoins traditionnels du cœur et ces règles de l’esprit. Il n’y a pas encore, il n’y aura probablement jamais de formule universelle pour résoudre ces antinomies du cœur et de la raison. Tenons fermement les deux bouts de la chaîne, comme dit Bossuet ; et dans certains cas, tâchons d’apercevoir le point où les anneaux se soudent. Je propose aujourd’hui l’un de ces cas sous le couvert d’un grand poète ; j’espère en découvrir d’autres dans la suite de ces études, en ramenant mes conclusions à cette recherche ; parce qu’il n’est pas de souci plus pressant pour nos intelligences, parce que ce travail préliminaire est le fondement indispensable des reconstructions de l’avenir.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.