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mille, attestant la sincérité de ces mots. En avril 1848, Lamartine avait réprimé par son seul ascendant la redoutable manifestation du 16 ; il avait rendu possibles et pacifiques ces élections du 23, dont chacun désespérait jusqu’à la dernière heure. Le lendemain du jour où fut nommée cette assemblée qui devait le précipiter du faîte, il ne s’y trompait point, le chef du gouvernement provisoire se déroba à ses amis ; il entra furtivement dans une église, se perdit au milieu des fidèles, et là, il pria longuement, remerciant la Providence de l’avoir aidé à sauver son pays. Quelles que soient nos croyances, nous avons tous l’instinct qu’il faut beaucoup attendre et très peu craindre d’une ambition bridée par ce frein intérieur. Puissent nos destinées ne tomber jamais qu’en des mains assez fortes, assez pures, assez sérieuses pour aller offrir ainsi, dans le silence du temple, le fardeau qui leur est confié !

Je m’attarde à combattre l’injustice qui pèse sur la mémoire de Lamartine ; je ne voulais pourtant pas écrire un plaidoyer. Je voudrais surtout montrer combien est légitime l’image idéale que nous nous faisions du poète, parce qu’elle est conforme aux lois générales de la perspective historique. Aux jours du romantisme, on eût simplement décrété que cette image est la vraie, puisqu’elle est belle, puisqu’elle répond à une exigence impérieuse du sentiment. Nous ne raisonnons plus ainsi. Une opération du sentiment n’a de valeur pour nous que si elle s’appuie sur une certitude rationnelle, si elle rentre dans une loi générale. Je crois que c’est le cas pour l’idéalisation de certaines figures.

Il y a, dans les méthodes critiques où nous mettions notre confiance, une contradiction flagrante avec les principes scientifiques qui nous rendent aujourd’hui raison du monde, avec les principes empiriques d’après lesquels nous organisons le gouvernement de ce monde. D’une part, nous rangeons tous les ordres de phénomènes sous la loi de l’évolution, du perpétuel devenir ; nous attribuons de plus en plus une vie objective, évolutive et organique, à tout ce qu’on n’avait jamais séparé de l’homme, aux idées, aux croyances, au langage ; par une application neuve et hardie, on vient d’introduire la théorie de l’évolution dans les genres littéraires ; il ne faut plus qu’un pas pour l’ajuster aux œuvres elles-mêmes. D’autre part, sur les ruines des anciennes autorités individuelles, nous remettons la conduite des sociétés et la décision des plus graves affaires aux masses collectives, au suffrage universel, tout au moins à l’opinion publique ; ce qui revient à dire, pour le philosophe, que l’instinct vital de l’inconscient nous paraît offrir plus de garanties que la raison analytique de quelques-uns.

C’est la double condamnation de notre procédé critique, en littérature