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complaisance, dans les épanchemens de son déclin ; il faut bien que ces dessins gardent une grande part de vérité, puisque, sans les avoir connus, par la seule pratique des premières œuvres, le lecteur se faisait du poète un portrait si approché. — Le bel enfant, « né parmi les pasteurs, » choyé par la tendresse d’une mère incomparable, grandissait dans un paysage arcadien. De son premier vol, il nous ravissait en Italie, et cette terre, sillonnée par tant de peintres et de poètes, n’appartenait plus qu’à lui ; de l’enchanteresse qu’un autre allait bientôt appeler


Messaline en haillons ; sous les baisers pâlie,


il avait la virginité nous la découvrions par ses regards. Il revenait en France pour aimer encore, dans un cadre délicieux, comme on n’avait jamais aimé : c’était du moins l’illusion qu’il donnait. Puis, le coup de foudre de la gloire, un pays enivré de ses vers du jour au lendemain ; cette gloire rapportée dans sa chère Italie, où son génie allait représenter la majesté du vieux trône restauré. Après cette jeunesse de demi-dieu, une maturité héroïque : le départ pour l’Orient, sur son vaisseau, avec une escorte d’amis ; la retraite fastueuse dans cette Asie où il continuait le sillon lumineux de Bonaparte et de Chateaubriand, d’où son nom arrivait à l’Europe grossi par un cortège de noms légendaires, Ibrahim, Djezzar-Pacha, les cheiks du Liban et de l’Hermon. Un deuil cruel, mais estompé de poésie comme tout ce qui touchait à sa vie, l’ombre d’un jeune cyprès sur la statue de marbre blanc. Et c’était là-bas que le suffrage du peuple allait le chercher pour l’introduire dans la politique.

Il y entrait, il y restait, miraculeusement préservé des petitesses, des souillures, des haines inséparables de la vie publique pour les plus heureux. Comme ses amours, sa politique avait ce caractère général, impersonnel, qui le plaçait au-dessus de tous et près du cœur de chacun. Je me représentais les chambres de la monarchie de juillet avec Lamartine isolé à l’arrière-plan, hors des partis, hors des querelles quotidiennes, « siégeant au plafond, » ainsi qu’il le disait, écoutant le bruit lointain de l’océan populaire qui montait et lui apportait le pouvoir, comme il écoutait jadis, sur la grève de Baïa, le bruit des flots qui lui apportaient un poème. Étrange député, dont les manifestes étaient les Recueillemens poétiques et les préfaces de Jocelyn ; orateur prodigieux, qui s’emparait de toutes les questions pour les soulever dans un monde supérieur, qui parlait au peuple par-dessus les têtes de ses collègues, avec les mots, l’accent, les attitudes du Forum antique.