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Vue littéraire, dira-t-on. Il faut le dire alors des âmes pieuses qui admirent surtout dans la nature l’image de son Créateur. C’est, à un moindre degré, le même sentiment qui nous fait voir, dans un paysage, le reflet de l’imagination assez puissante pour recréer ce coin de terre à sa fantaisie. Dans le Liban, en Terre-sainte, je n’eus pas de peine à accepter Lamartine pour guide : la tradition de son passage était toute chaude, après un demi-siècle, au foyer de ces familles levantines dont il a popularisé les noms, et qui se perpétuaient naguère encore dans leurs fiefs consulaires. A Ramleh, le bon vieux signer Damiani, consoul de toutes les potences, me montrait avec orgueil la table où il avait hébergé le poète. Je retrouvais partout le genre d’exactitude qui lui est propre : une interprétation fidèle sans vérité photographique ; nul souci de la précision extérieure du détail, le don de tirer au dehors la beauté particulière enfermée dans chaque chose.

De même qu’il avait fixé l’aspect des lieux que l’on regardait d’après lui, et déterminé la nature des émotions qu’on se sentait tenu d’y éprouver, de même Lamartine donnait le cadre, les couleurs et presque les traits où devaient s’incarner les objets des premières recherches du cœur. Sa plus grande puissance lui est venue, peut-être, de la peinture qu’il fit de ses amantes, peinture si large, si peu appuyée ; sans aucun artifice médité, par délicatesse native et surtout par besoin de peindre comme il voyait, il a su concentrer des rayons très ardens sur des figures si générales, si impersonnelles, que chacun peut détourner ces figures pour les ranimer sous d’autres noms, et prêter à d’autres voix l’accent divin inventé par le poète. Élevée ainsi à la dignité d’un type universel que chacun ramène au type connu de lui, Elvire déjouait d’autant mieux les investigations malignes ; lors même qu’elle se précisa sous le nom de Julie, je me contentai facilement, pour ma part, des indications flottantes de Lamartine ; pas plus pour elle que pour l’ombre incertaine de Graziella, je n’éprouvais la curiosité de creuser les personnages historiques, de rechercher la nature réelle de rapports si peu expliqués par l’écrivain, si bien adaptés par là même à l’histoire particulière que chacun brodait, avec son expérience, sur ce lâche canevas.

Et Lamartine lui-même, comment nous apparaissait-il, avant toute enquête « documentaire ? » Je doute qu’il y ait jamais eu pareille souveraineté d’un homme sur les imaginations. Il personnifiait tout ce que l’on envie : beauté, amour, poésie, gloire, pouvoir de la parole, noble et large existence à travers des pays prestigieux et des aventures épiques, l’illimité du rêve et la plénitude de l’action. Je le voyais à peu près tel qu’il s’est dessiné avec