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des œuvres rapides et des pensées légères. On la fume, en promenant, en esquissant une caricature, en faisant un bon mot, en improvisant un couplet de facture. La pipe est plus sérieuse. Elle dure longtemps ; la fumée est plus abondante, plus riche en nicotine, c’est l’amie des méditations solitaires, des œuvres de longue haleine poursuivies dans le silence de la nuit et du cabinet de travail. Elle est la compagne des mauvais jours ; elle aide à supporter le chagrin et l’inquiétude. C’est la pipe que les Allemands fument dans leurs brasseries, silencieux et recueillis, en buvant des bocks sans nombre, et je ne serais pas éloigné de croire qu’elle contribue, avec la brume de leur triste climat, à donner à leur littérature le caractère nébuleux qui la distingue.

Je me serais bien mal expliqué, si j’avais laissé croire que je considère le tabac comme une condition nécessaire du travail intellectuel. Elle ne le devient que pour ceux qui ont contracté l’habitude d’en faire usage, et ils peuvent divorcer avec elle sans rien perdre de leurs aptitudes. Quant aux autres, il est bien évident que cela ne les concerne pas.

Je n’ai pas non plus la pensée de généraliser les observations qui précèdent. Je sais bien que les fumeurs d’estaminet, que les paysans qui s’en vont par les chemins en aspirant avec effort les bouffées économiques de leurs petites pipes noires, je sais que les soldats en marche, que les matelots à bord, que les ouvriers dans l’atelier ne cherchent pas, en allumant leurs pipes, à favoriser l’essor de leurs pensées, mais j’affirme que le tabac ne les a jamais poussés à mal faire. Ils fument parce que cela leur fait plaisir, sans en demander davantage, et je dirai, avec M. Émile Zola, « pourquoi ne pas laisser cette habitude à ceux qui n’en souffrent pas ? »

En résumé, le tabac est absolument inoffensif au point de vue intellectuel ; mais il peut avoir sur la santé une influence fâcheuse et même causer des maladies graves. C’en est assez pour qu’on n’en conseille l’usage à personne et pour qu’on s’efforce d’en détourner les femmes et les enfans. En s’attachant à ce dernier côté de leur programme, en s’affiliant les instituteurs de tous les degrés, pour agir, par leur intermédiaire, sur la population des écoles, la Société contre l’abus du tabac a rendu des services réels ; mais elle va à l’encontre de son but, par des exagérations qui ne peuvent que le compromettre.

En ce qui concerne les fumeurs adultes, tant qu’ils n’en éprouvent aucun inconvénient, il est inutile de chercher à les convertir, ce serait, du reste, peine perdue. Lorsqu’ils commencent à ressentir quelques troubles et qu’ils arrivent à l’âge où ces troubles peuvent avoir de la gravité, il faut leur faire connaître les dangers aux-