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Un argument plus spécieux est celui que les détracteurs du tabac tirent de l’affaiblissement de la mémoire que beaucoup d’observateurs prétendent avoir constaté. Il est certain que, s’il portait atteinte à la plus brillante de nos facultés, à celle qui se subordonne toutes les autres, le contre-coup s’en ferait nécessairement sentir dans toute l’étendue de la sphère intellectuelle ; mais le fait ne me semble pas bien démontré. Il est d’une constatation si difficile ! On invoque en sa faveur l’exemple de quelques personnages marquans, tels que l’abbé Moigno, qui ont dû renoncer au tabac pour recouvrer leur mémoire. Quelques médecins m’ont dit avoir fait sur eux la même observation. Ces personnes étaient assurément de bonne foi ; mais elles ont pu se faire illusion sur la cause de leur amnésie. Je n’ai pas la prétention de trancher la question en dernier ressort ; mais si je m’en rapportais à mes propres impressions, je serais disposé à croire que les vieux fumeurs dont les souvenirs ont perdu de leur netteté attribuent volontiers à leur mauvaise habitude un affaiblissement qu’il serait plus juste de mettre sur le compte des années.

Je ne songe pas à faire l’apologie du tabac, et je ne demande pas qu’on élève une statue à Jean Nicot. Fumer est une mauvaise habitude pour tout le monde, surtout pour les femmes et les enfans ; mais c’est précisément parce que le tabac est un grand coupable, qu’il ne faut pas le faire plus noir qu’il n’est. En exagérant ses méfaits, en lui en prêtant d’imaginaires, on s’expose à manquer complètement son but. En effet, les enfans qu’on se propose surtout de préserver, lorsqu’ils voient autour d’eux nombre de fumeurs bien portans et brillans d’intelligence, sont disposés à penser qu’on les trompe, quand on agite devant eux cet épouvantail, et ils en arrivent à ne plus croire aux inconvéniens les plus réels de la mauvaise habitude contre laquelle on veut les prémunir.

Pour en finir avec cette étude, il me reste un dernier point à aborder. C’est le côté philosophique de la question, celui qu’on a le plus discuté et qui a provoqué l’enquête dont je parlais en commençant. Il s’agit de savoir quel est le mobile qui pousse tant de gens à contracter une habitude malséante, dispendieuse et nuisible à la santé. Pour les gens qui ne fument pas, c’est un problème insoluble. Je ne comprendrai jamais, disait naguère encore un professeur d’hygiène, le bonheur qu’on peut trouver à transformer sa bouche en tuyau de cheminée. Dupuytren appelait l’habitude de fumer l’ignoble plaisir de s’empester et d’empester les autres.

Il n’y a rien de surprenant à ce que les gens qui ne font pas