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pire. Elle a passé de là dans la population civile. On ne fumait guère autre chose, il y a cinquante ans. Le cigare était un objet de luxe ; on le réservait pour les lieux publics, où il était toléré, bien qu’on le considérât comme une habitude de mauvaise compagnie. La pipe se fumait à domicile, et les gens bien élevés la reniaient. Pas un d’entre eux ne se fût permis de fumer devant une femme qu’il respectait.

On prenait alors des précautions sans nombre, pour ne pas sentir le tabac, lorsqu’on allait dans le monde. C’est une peine qu’on ne se donne plus aujourd’hui. Les femmes supportent très bien cette odeur ; il y en a même un certain nombre qui fument. Dans les villes d’eaux, sur les plages à la mode, dans les villégiatures élégantes, il est de bon ton, pour les femmes qui sont dans le mouvement, de porter avec elles un étui à cigarettes à leur chiffre et une boîte d’allumettes minuscules. On flirte tout en fumant, et les plus douces paroles s’échangent entre deux bouffées de tabac. Cela n’a rien de désagréable, et en Espagne il y a bien longtemps qu’il en est ainsi.

La tolérance des femmes du monde tient tout d’abord à ce qu’elles ne veulent pas se priver de la société des hommes, qui aiment mieux déserter les salons que de s’imposer une contrainte gênante et des soins ennuyeux ; mais, si le tabac a cessé d’être mis en quarantaine, il faut l’attribuer surtout à ce que la cigarette a remplacé la pipe, qu’on abandonne de plus en plus. Dans cinquante ans, on n’en trouvera plus que dans les collections. Il y en a déjà de très curieuses. On cite notamment celle du capitaine Crabbe, de Bruxelles, qui a réuni 5,000 spécimens de pipes en terre, en bois, en métal, en verre, de toutes les formes et de tous les pays. Le prince de Galles en possède également une qu’on dit fort remarquable, et pourtant il ne fume que la cigarette.

Ce changement dans les habitudes a notablement augmenté les recettes de la régie. La cigarette gaspille beaucoup de tabac. On n’en fume jamais plus des deux tiers et le reste est perdu. Son adoption constitue un véritable progrès. Elle a moins d’inconvéniens que l’autre façon de fumer, pour les relations sociales comme pour l’hygiène. Elle est plus propre, plus élégante ; elle ne communique pas aux habits et aux appartemens cette odeur acre, pénétrante et tenace que leur donne la pipe. Son action sur l’économie est moins énergique. Elle détermine pourtant certains troubles qui lui sont particuliers et dont je parlerai, lorsque j’aurai fait connaître les propriétés toxiques du tabac.