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de « ses canons de bois » qu’ils comparaient à des pompes.

Et peut-être, en effet, les gueux avaient-ils plus d’une fois déguisé leur détresse, comme le faisaient naguère beaucoup de nos navires marchands, en présentant aux sabords des simulacres de bouches à feu. A la fin de l’année 1570, ils étaient cependant plus sérieusement armés. Ils avaient dépouillé tant de clochers, que le métal de cloche, le klokspijs, ne leur manquait pas. Dans les ports où on les accueillait, ils se hâtaient d’en faire des canons.

C’était du reste une bannière commode pour tous les malfaiteurs, que la bannière des gueux. La plupart des meurtres commis dans les campagnes par des paysans masqués l’étaient au nom de la délivrance de la patrie. Il y avait en réalité des gueux sauvages et des gueux réguliers. Pour peu que la crise se prolongeât, les Pays-Bas finiraient par être convertis en déserts. Il était à souhaiter, — Et ce fut probablement plus d’une fois le vœu des gens paisibles, — que l’un des deux partis triomphât, que quelque victoire décisive rendît enfin la paix à ces malheureuses contrées.

On put croire un instant que la puissance espagnole allait se manifester d’une façon irrésistible, quand, au mois d’octobre de l’année 1571, on apprit dans les Pays-Bas la destruction de la flotte ottomane complètement écrasée à la journée de Lépante. La conscience des réformés, à cet instant critique, sembla sur le point de fléchir. La cause des Turcs, comme l’avait très bien discerné le pape Pie V, était en partie solidaire de la cause des huguenots. Turcs et huguenots reconnaissaient le même ennemi ; et cet ennemi sortait victorieux de la lutte ! Tout s’assombrissait : le roi de France affectait bien une complaisance secrète pour ces réformés dont « il voulait, disait-il, se faire des alliés contre l’Espagne, » mais les esprits clairvoyans dans le camp de la réforme se méfiaient déjà des indécisions du faible monarque, bien plus encore des dangereux artifices de « sa méchante mère. » Quant à la reine Elisabeth, on savait qu’elle craignait avant tout que les Français ne se rendissent maîtres des provinces belges. Le voisinage des Espagnols lui semblait encore moins dangereux. Il ne fallait donc compter qu’à demi sur son assistance capricieuse. En résumé, l’année 1571 finissait mal.

« Si nous avions de l’argent, — et nous devrions en avoir, » — écrivait le prince d’Orange, le 17 février 1572, « nous pourrions faire, avec l’aide de Dieu, quelque chose de bon. » De tout temps, mais au XVIe siècle surtout, l’argent fut le nerf de la guerre. Orange s’était procuré quelques ressources en engageant ses biens et ceux de ses amis. Ce généreux exemple trouvait peu d’imitateurs. Les gueux de mer, entre autres, dissipaient presque en totalité, dans de