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révolte, sans qu’il se trouvât, — chose presque incroyable, — un traître parmi eux.

La terreur demeurait impuissante vis-à-vis de ces âmes aigries par l’injustice, soutenues par le fanatisme. Albe continuait d’allumer les bûchers et, sur la place même où mouraient les martyrs, dans une salle où les vitraux des fenêtres s’éclairaient tout à coup de la lueur des flammes, les ministres de l’Évangile prêchaient sans s’émouvoir « la parole de Dieu. » Les gueux de mer savaient qu’à leur approche le complot préparé à la Brille, à Dordrecht, à Rotterdam, à Delft, à Kampen, à Zwolle, à Deventer, à Zutphen, — à Enkhuysen surtout, — éclaterait.

L’attaque sur Enkhuysen avait été confiée par Lumbres à Lancelot de Brederode. Dès le 30 septembre 1570, Lancelot se tenait dans la Vlie. Il y capturait dix hourques chargées de stockfish, trois flibots, vingt buses[1], deux vaisseaux espagnols. La tempête du 1er novembre vint disperser sa flotte ; dès qu’il put la rallier, il essaya de se rendre maître de l’île de Texel. Les glaces l’entourèrent et faillirent le cerner. Il n’échappa qu’avec peine à ce nouveau péril et se hâta de gagner le large.

Alarmé des triomphes du duc d’Albe, le comte Edzard[2] prenait alors ouvertement parti contre les gueux. Les vaisseaux rebelles n’entraient plus à Emden que pour y être confisqués. Il leur restait, par bonheur, en France La Rochelle, en Angleterre les Dunes et la rade de Douvres. C’était sur la côte anglaise que se réunissaient, à l’époque où nous sommes arrivés, outre Lumbres et Tseraerts, Fokke Abels, Dirk Duireel, Jan Klaasz, Spiegel, Dirk Geerlofsz, Roobol, Niklaas Ruychaver, Egbert et Jurrien Wijbrants. Cinquante vaisseaux mouillés sur la rade des Dunes se préparaient à tenter une descente dans l’île de Walcheren. Albe avait bien quelques vaisseaux à leur opposer, seulement ces vaisseaux étaient en majeure partie montés par des marins néerlandais, et la foi de tout Néerlandais lui était suspecte. Le duc croyait donc sage de tenir sa marine sur la défensive, réclamant des secours d’Espagne et se flattant de les recevoir aussitôt que Philippe II, engagé dans la ligue maritime des puissances méditerranéennes contre le sultan, aurait retrouvé la libre disposition de ses forces.

La flotte des gueux, en somme, pouvait bien dévaster les côtes, harceler le commerce et la pêche, seconder même au besoin un soulèvement heureux ; elle n’était pas en état d’enlever la moindre enceinte fortifiée. Les Espagnols se raillaient de sa chétive artillerie,

  1. Buse, — buis ; au pluriel, buizen en hollandais. Espèce de flibot employé à la pêche du hareng.
  2. Comte de la Frise orientale, feudataire de l’empereur d’Allemagne.