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s’insurger contre elle. Cette théorie, qu’on nous permette de l’exposer brièvement, car c’est une des parties de l’enseignement pontifical sur lesquelles « interventionnistes » ou socialistes insistent le plus volontiers, croyant y découvrir la consécration de leur thèse favorite.

Après avoir constaté, d’accord avec les économistes, que le taux des salaires est déterminé, en fait, par la loi de l’offre et de la demande, Léon XIII entreprend de démontrer que, pour que la justice soit intacte, il ne suffit point que les clauses du contrat de salaire soient respectées des deux parties. Quoi qu’en puissent penser des juristes à vues étroites, cela, en bonne morale, est manifeste. Ici, peut-on dire, le contrat ne fait pas la justice ; la fait-il vis-à-vis des tribunaux humains, il ne la fait point au tribunal de Dieu. Il y a eu, de tout temps, des contrats léonins, des contrats viciés par la fraude ou faussés par la violence, contre lesquels, fussent-ils les plus réguliers du monde, la conscience s’est légitimement soulevée. Que faut-il donc, aux yeux du pape, pour que le contrat du travail soit conforme à la justice ? Il faut que le salaire, consenti par le patron, assure la subsistance de l’ouvrier et de sa famille[1]. C’est là le seul salaire équitable. L’ouvrier lui-même affirme Léon XIII, n’a pas le droit de travailler à d’autres conditions, car il ne peut se dérober au devoir de conserver son existence. « Par suite, quand un ouvrier, contraint par la nécessité, accepte des conditions trop dures qu’il ne lui est pas loisible de refuser, il subit une violence contre laquelle la justice proteste. » — La chose est de toute évidence ; aucun moraliste n’y contredira, et, ici encore, Léon XIII est bien l’interprète de la morale éternelle, en même temps que l’organe de la morale catholique[2]. « Abuser de la nécessité ou de l’isolement du travailleur, exploiter la pauvreté et la misère » a toujours été un péché, une indignité morale, réprouvée par les lois divines, sinon par les lois humaines[3].

  1. « Que le patron et l’ouvrier fassent telle convention qu’il leur plaira, qu’ils tombent d’accord notamment sur le chiffre du salaire ; au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice naturelle, plus élevée et plus ancienne, à savoir que le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l’ouvrier sobre et honnête. »
  2. Cette théorie du salaire, en effet, n’est pas propre au pape Léon XIII ; elle se retrouve, avant ses encycliques ou-ses discours, chez la plupart des théologiens qui se sont occupés de la question, notamment chez les jésuites, en si mauvais renom près de nos démocrates, chez le P. Taparelli, le P. Forbes, le P. Lehmkuhl, le P. Liberatore, le P. Nicolas Russo, le P. Costa-Rosetti ; voyez le P. G. de Pascal : l’Église et la Question sociale'', 1891, p. 4t-57.
  3. Il est manifeste qu’en posant cette théorie du salaire, Léon XIII n’entend nullement en confier l’application à l’État. Il est bon de rappeler, à ce propos, les fortes paroles adressées, en septembre dernier, par le pape aux pèlerins ouvriers : « Nous l’avons dit : il est certain que la question ouvrière et sociale ne trouvera jamais de solution vraie et pratique dans les lois purement civiles, même les meilleures. La solution est liée aux préceptes de parfaite justice réclamant que le salaire réponde adéquatement au travail. Elle est donc du ressort de la conscience. Or, la législation humaine, visant directement les actes extérieurs de l’homme, ne saurait comprendre la direction des consciences. La question réclame aussi le concours de la charité qui va au-delà de la justice. Or, la religion seule, avec les dogmes révélés et les préceptes divins, possède le droit d’imposer aux consciences la justice, la parité charité, avec tous ses dévoûmens. »