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le principe de l’antagonisme entre l’Église et la Révolution, entre la papauté et la société moderne[1]. A les en croire, c’est la Révolution et les philosophes du XVIIIe siècle qui ont introduit dans le monde l’idée que l’homme avait des droits imprescriptibles, antérieurs et supérieurs à toute loi écrite. Pour professer pareille opinion, il faut n’avoir jamais eu la curiosité de jeter un regard sur les scolastiques, ou de parcourir les lourds in-quarto des théologiens. L’idée de droits, inhérens à la personne de l’homme, est en réalité une idée chrétienne. Et, à cette notion du droit naturel, le christianisme donne une force singulière et comme une consécration divine ; car, en disant que l’homme tient son droit de la nature, le chrétien entend que l’homme tient son droit de Dieu et, par là même, il le déclare inaliénable et inamissible ; il le place au-dessus de toutes les entreprises de la force publique ou privée, ce qui vient de Dieu ne pouvant être supprimé par l’homme ; et, ainsi, la Force ne saurait faire le Droit, ni le Droit se confondre avec la Force. Si obscurcie qu’elle ait pu sembler dans l’Église, aux époques où l’Église était devenue une puissance de ce monde, c’est peut-être bien de l’Église, de l’Évangile, de la Bible que cette notion du droit est par infiltration venue à nos philosophes ; c’est, en grande partie, à l’Église et à la théologie que remonte notre goût français, notre goût latin pour le droit naturel, pour le droit abstrait.

Quoi qu’il en soit, il est curieux de voir combien de droits primordiaux l’Église, par la bouche du souverain pontife, reconnaît à l’homme et au citoyen. Je me ferais fort d’extraire des encycliques pontificales, de celles de Léon XIII en particulier, toute une table des droits de l’homme, comparable, par bien des côtés, à celle du Sinaï révolutionnaire, à ces droits de l’homme de 1789, si durement et parfois si justement raillés par les ministres de l’Église. On y retrouverait sans peine, avec la liberté et l’égalité primitives, jusqu’au droit de résistance à la tyrannie. Mais il importe de ne point l’oublier, ces droits de l’homme, selon le vieil Évangile, diffèrent de ceux qu’a proclamés l’Évangile révolutionnaire, en ce qu’ils sont mieux définis, plus précis et plus mesurés ; en ce que, surtout, ces droits de l’homme ont toujours pour limite les devoirs de l’homme, avec les droits de Dieu et de l’Église. Peu importe, du reste, pour ce qui nous occupe ici ; tout droit attribué à l’individu, à la famille, aux sociétés privées, est une borne marquée à la puissance de l’État. Et c’est bien ainsi que l’entend le pape, dans ses encycliques, sur la condition des ouvriers ou sur la liberté humaine. Je me suis permis de dire, un jour, que, en face de la

  1. Lanfrey, l’Église et les philosophes au XVIIIe siècle.