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négliger. Laissons-le parler. Écoutez son langage, il est significatif. Après avoir reconnu le droit de l’État à intervenir, sous telles conditions, dans les questions sociales, Léon XIII a soin de nous dire : « Par État, nous entendons ici, non point tel gouvernement, établi chez tel ou tel peuple, mais tout gouvernement qui répond aux préceptes de la raison naturelle et de la sagesse divine, tels que nous les avons nous-mêmes exposés, spécialement dans notre encyclique sur la constitution chrétienne des États[1]. » Ainsi, c’est à l’Etat selon les enseignemens de l’Église, à l’État paternel dont les chefs, sacrés par les ministres de Dieu, se regardent comme les mandataires du roi du ciel ; c’est à l’État chrétien, en un mot, que le saint-siège semble réserver le droit de s’ingérer dans les questions sociales. Mais cet État chrétien, tel que l’ont défini les enseignemens de Rome, ce n’est plus, aujourd’hui, qu’un État idéal, ou mieux, ce n’est plus qu’un souvenir à demi effacé d’un passé à jamais évanoui. Cet État chrétien, conforme « aux préceptes de la raison naturelle et de la sagesse divine, » j’ai beau regarder au loin, de tous côtés, en Europe, dans les deux Amériques, je ne l’aperçois nulle part, — si ce n’est peut-être, là-bas, vers les savanes des tropiques, dans la république de l’Equateur, — car je ne pense pas que le saint-père veuille le reconnaître dans l’autocratique et schismatique Russie. Ce n’est point, cependant, pour le passé et pour les morts que le saint-siège nous communique son enseignement social, mais bien pour le présent, pour les nations de nos jours et pour les peuples vivans. Ce n’est pas, du moins, pour un État imaginaire, ou pour un État enseveli, avec les rois très chrétiens et les rois catholiques, dans les caveaux de Saint-Denis ou de l’Escurial, que les générations contemporaines discutent, avec tant de passion, sur les limites de l’autorité publique ; c’est pour nos États actuels, pour les États dont nous subissons la loi, — en un mot, pour l’État moderne, tel qu’il fonctionne autour de nous.

Or, cet État moderne, nous nous en défions, très saint père, non-seulement comme citoyens, mais comme chrétiens ; — et nos défiances, vous nous les pardonnerez, très saint-père, car nous sentons que vous les partagez. Cet État moderne, monarchique ou républicain, l’État bureaucratique aux cent bras qui pénètrent partout, l’État électif, acéphale ou polycéphale, changeant, incohérent, capricieux, mais toujours enclin à usurper sur la famille, sur les sociétés privées, sur les particuliers, nous craignons d’en étendre démesurément la compétence. Nous le connaissons trop pour nous abandonner à lui. Nous savons, par expérience, combien lourde et gauche est sa main, combien ses procédés sont violens, tracassiers,

  1. L’encyclique Immortale Dei.