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deux pouvoirs ? » Les droits qu’elle reconnaissait volontiers aux rois et à l’État, quand l’État et les rois se faisaient honneur de s’intituler « très chrétiens » et « très catholiques, » la papauté a-t-elle intérêt à les revendiquer pour l’État moderne, émancipé de tout joug religieux et réfractaire à toute tutelle ecclésiastique ? pour les gouvernemens revenus à la conception païenne, à l’idée romaine de l’État, qui s’arroge tous les droits, et qui n’admet de pouvoir que le sien et de lois que les siennes, déclarant hardiment qu’il « n’est rien s’il n’est tout[1] ? » Est-il sage, de la part de l’Église, d’exalter ou d’agrandir un pouvoir qui conteste le sien, qui, après avoir été son rival, prétend devenir son maître, qui se proclame souverain et omnipotent en toutes choses, pour qui la religion n’est plus qu’une étrangère suspecte, à moins de n’être plus guère qu’une « province du domaine public ? » Comme on l’a fort bien dit, quand l’État sera tout, l’Église est-elle sûre d’être quelque chose[2] ? Pour moi, je l’avoue, s’il est au monde une autorité, et s’il est une société qui me semblent intéressées à ne pas contribuer à l’agrandissement de l’État, à ne point laisser s’établir la toute-puissance de l’État, c’est la papauté et c’est l’Église. Le triomphe du néo-césarisme, démocratique ou autocratique, ce serait la déchéance du pontificat, et ce serait l’asservissement de l’Église. C’est bien ce que sentaient les premiers chrétiens et l’Église primitive, quand ils refusaient de plier le genou devant la statue des Césars. En vérité, je suis toujours étonné quand je vois des chrétiens, les héritiers des martyrs, prêts à encenser l’antique idole relevée par la Renaissance et par la Révolution ; car, peuple ou empereur, l’État, c’est toujours César, et César prétend toujours se faire dieu. À ces chrétiens oublieux, je me sens tenté de lancer à la face le mot de l’Écriture, jeté par le Christ à Satan : « il est écrit : Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu le serviras lui seul. »

Le péril, — nous devons le dire, — n’a pas échappé à la vigilance du saint-siège. Rome ne ressemble point à ces dieux du psalmiste qui ont des yeux et ne voient point, qui ont des oreilles et n’entendent point. En proclamant in abstracto le droit d’intervention de l’État, le pape Léon XIII n’a pas omis de se demander ce que devait être l’État. La question que n’avaient guère besoin de se poser les scolastiques, le successeur de Pie IX n’a eu garde de la

  1. Formule employée par Portalis : Discours et rapports sur le concordat : « L’unité de la puissance publique et son universalité sont une conséquence nécessaire de son indépendance. La puissance publique doit se suffire à elle-même ; elle n’est rien si elle n’est tout. » — Sur le retour de l’État moderne à la conception romaine, spécialement dans les matières religieuses, voyez M. Taine, Revue du 1er mai 1891, p. 15.
  2. M. Léon Say.