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science politique et d’une science sociale qui ne tiennent compte ni des situations, ni des époques ? Le défaut des scolastiques est de raisonner trop souvent dans le vide, in abstracto, par voie de déduction ; singulière rencontre ! c’est le défaut même qu’on a le plus reproché aux premiers économistes. Saint Thomas n’a pas prévu l’État moderne. Saint Thomas n’a pas écrit pour l’État moderne. Le roi ou l’empereur du moyen âge ne songeaient pas, d’habitude, à se déifier ; ils n’allaient pas s’attribuer, de leur propre chef, une mission divine ; — si les légistes d’un Frédéric II ou d’un Philippe le Bel en avaient l’audace, les papes et les docteurs leur en contestaient le droit. L’État du moyen âge, l’État même de l’ancien régime, jusque dans ses plus hautaines prétentions et ses usurpations les plus téméraires, ne rougissait point de s’incliner devant Dieu ; il reconnaissait tenir son pouvoir de Dieu, sinon de l’Église ; il se croyait obligé de faire respecter les lois divines. L’État, alors encore débile et timide, faisait profession de marcher d’accord avec l’Église et de s’inspirer de l’esprit de l’Église ; alors même qu’il refusait de se laisser mener par le pape ou par le clergé, il prétendait toujours conserver pour guide l’Évangile du Christ. L’Etat était le bras, et l’Église était la tête ; il était le miroir et elle était le flambeau. Le roi était « l’évêque du dehors, » et, pour régner, il avait soin de se faire oindre par les pontifes du Christ. On comprend que, à pareille époque, l’Église fût portée à étendre la sphère des attributions de l’État ; il n’était pas encore assez fort ou assez entreprenant pour lui porter ombrage ; c’était encore son fils, son élève, son pupille ; c’était son délégué, son instrument. En travaillant pour l’Etat, l’Église travaillait, en quelque sorte, pour elle-même : ce que la puissance publique acquérait d’autorité, l’Église pouvait le croire gagné par l’Évangile et par la loi divine. Elle ne voyait pas encore dans l’État un adversaire ou un rival ; s’il se révoltait parfois contre sa suprématie, elle pouvait encore espérer le ramener à la docilité et à l’obéissance. Dans leurs rébellions mêmes, le roi ou l’empereur, en lui disputant les corps et les biens, lui abandonnaient les âmes ; à tout le moins, ils consentaient à faire, avec elle, part à deux. S’il prétendait déjà être un pouvoir indépendant, l’État reconnaissait, à côté de lui, sinon au-dessus de lui, un autre pouvoir, supérieur au sien par son essence et par sa mission, l’Église, le pouvoir spirituel.

En est-il de même de l’État contemporain ? L’Église peut-elle compter sur lui ? L’Église a-t-elle chance de gagner à l’extension des droits de l’État moderne et au renforcement de l’autorité publique ?

n’y a-t-il de changé que des formes et des noms dans la 

situation réciproque de l’Église et de l’État, ou de ce qu’on appelait autrefois d’un terme qui fait sourire aujourd’hui nos juristes : « les