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que la pratique. Si l’État a le droit d’intervenir, quelles doivent être les conditions, et quelles doivent être les limites de son intervention ? C’est là, en réalité, toute la question, car du droit, ou mieux, du devoir de l’État de veiller au bien de toutes les classes de la société, fort peu discutent en principe. Or, c’est ici qu’il faut admirer la sagesse de l’Église et la prudence du pontife qui la gouverne. La mesure a presque toujours été un des caractères de l’église de Rome ; c’est proprement le trait romain. Nous en avons ici encore une preuve.

Du principe, de la thèse posée dans son encyclique, Novarum Rerum, Léon XIII se garde de tirer des conséquences excessives. Loin de là ; quand il en vient à l’application, il se montre généralement réservé, d’aucuns diraient timide. On remarque dans son langage une sorte de balancement, de mouvement alternatif en sens inverse, comme si, après avoir établi le principe de l’intervention, il en redoutait les conséquences. Cette espèce d’oscillation n’a rien qui nous choque ; elle tient moins aux hésitations du saint-père qu’aux difficultés du sujet. Toute théorie « interventionniste» y est condamnée, sous peine de verser dans le socialisme. L’ingérence de l’État admise en principe, on ne peut échapper au socialisme qu’en s’en éloignant brusquement, chaque fois qu’on se sent près d’y toucher. C’est là l’inconvénient du principe ; il est lourd, il pèse sur vous, il risque de vous entraîner par son poids. Le pape a soin de ne pas se laisser entraîner ; après avoir établi le droit de l’État à l’intervention, il se hâte de limiter ce droit ; il déclare que cette intervention ne doit s’exercer que là où elle est absolument indispensable, où il n’est aucun autre moyen de parer aux maux de la société. Écoutons les termes mêmes dont se sert Léon XIII : « Si donc, soit les intérêts généraux, soit l’intérêt d’une classe en particulier, se trouvent lésés ou simplement menacés, et qu’il soit impossible d’y remédier ou d’y obvier autrement (quod sanari aut prohiberi alia ratione non posuit), il faut, de toute nécessité, recourir à l’autorité publique. » C’est là, dans l’enseignement social de Léon XIII, le point capital ; nous le retrouverons partout : le pape n’accepte l’intervention de l’État que lorsqu’il est impossible de ne point faire appel à l’État. Pour lui, nous le verrons, à chaque pas dans cette étude, ce n’est, en quelque sorte, qu’un pis-aller.

Les cas où l’autorité publique peut être contrainte d’intervenir, Léon XIII a du reste pris soin de les énumérer ; et il en est plus d’un, hélas ! le premier, entre autres, où nous avons le regret de voir trop souvent, chez nous, l’autorité manquera son devoir manifeste. « s’il arrive, dit Léon XIII, que les ouvriers, abandonnant le travail ou le suspendant par des grèves, menacent la tranquillité