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nement, se trouvait payée au centuple de ses désillusions et de ses chagrins d’épouse par cette gloire prochaine d’être mère. Et dans la fiévreuse attente du cher petit être, dans les préparatifs de toute sorte faits en son honneur, elle jadis si froide, si compassée, se révélait étrangement tendre, charmante, avec le perpétuel gazouillis d’un langage nouveau qu’elle parlait sans l’avoir appris, la joie indicible qui émanait d’elle, du moindre de ses actes, de la plus insignifiante de ses attitudes.

George suivait avec un intérêt croissant toutes les phases de cette transformation, et un sentiment complexe fait de curiosité, de surprise, de sympathie inavouée et tardive s’éveillait en lui.

Il ne reconnaissait plus sa femme, se trouvait en présence d’une autre Thérèse franche, alerte et gaie qui le déroutait, le captivait, lui donnait l’illusion d’une compagne nouvelle avec laquelle il serait doux de recommencer la vie, de rouvrir à la première page le livre jamais épelé de l’amour.

Il essaya d’un rapprochement, se mit en frais pour plaire, se dépensa en attentions délicates, en galanteries discrètes, mais elle semblait ne pas s’en apercevoir, le traitait avec la plus entière indifférence, en homme qu’elle s’était résignée à subir ; et devant des tentatives plus hardies, elle se récusa avec une volonté ferme, alléguant pour recouvrer son indépendance des raisons d’ordre intime, les ménagemens qu’on lui devait, la paix absolue, l’exemption de toute contrainte que nécessitait son état.

Il comprit dès lors l’infranchissable distance qui les séparait, le vide qu’il avait creusé, élargi lui-même comme à plaisir, et combien peu de place il tenait désormais dans la vie de cette femme qui l’eût adoré, s’il s’était donné la peine de découvrir en elle ce qu’il y a à l’état latent de reconnaissance, de dévoûment et d’adoration dans le cœur de toute femme pour l’homme qui a su la deviner et la comprendre.

Il sentit que Thérèse le fuyait de parti-pris, s’échappait de lui avec un empressement presque joyeux, et par un reste de dignité il renonça à la poursuivre.

Maintenant il s’absentait du Vignal des semaines entières, frayant avec des gens tarés, la lie des campagnes ; des braconniers dont il acceptait l’hospitalité et partageait les exploits, des joueurs de profession, qui se faisaient ses plats valets et le dévalisaient obséquieusement dans des guinguettes de village, des maquignons avec lesquels il s’attablait, et dont il prenait, sans s’en apercevoir, le ton et les manières, tenant contre eux des paris stupides, crevant des chevaux pour un rien, pour la satisfaction d’être applaudi et considéré comme un cavalier hors pair et un homme à poigne par toutes ces brutes.