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REVUE DES DEUX MONDES.


Alice se contraignit à sourire.

— Bah ! vraiment ? et cela ne te rend pas jalouse ?

— Moi ! allons donc ! cela m’amuse plutôt. Si tu savais ce qu’ils étaient drôles tous deux ; George prenant ses airs talon rouge et la petite, son seau à la main, riant à pleine gorge comme si on l’eût chatouillée… Jalouse ! ah ! Dieu non ; mon mari peut papillonner, en conter à celles qui sont assez niaises pour l’écouter et le croire, c’est toujours à moi qu’il revient, c’est moi qui ai son respect et le meilleur de ses tendresses.

Alice, un peu pâle, les yeux soudainement creusés, balbutia :

— Tout est pour le mieux, alors ; je te félicite, cette confiance…

— Ne s’est jamais démentie. Je suis fière d’être sa femme, doublement fière depuis que je sais… Écoute ! il m’arrive un grand bonheur. Je n’en ai encore soufflé mot à personne en dehors des miens ; tu es ma première, ma meilleure amie ; jamais de secrets l’une pour l’autre, n’est-ce pas ? J’ai tenu à t’en faire à toi d’abord la confidence…

Et tandis que la jeune fille, instinctivement, se raidissait, Thérèse, penchée sur elle, lui jeta au visage :

— Je suis enceinte !

— Ah !..

Alice chancela sur son siège, ses mains se crispèrent au rebord de la table à ouvrage qui les séparait.

— Comprends-tu mon orgueil, ma joie ! Un enfant ! un petit être à nous deux, né de notre affection, qui toujours nous rappellera des heures douces, sera entre nous le chaînon qui rive à jamais les liens d’amour, le gage vivant du passé, la sauvegarde de l’avenir… Eh bien, qu’as-tu donc ?

Alice se renversait, livide, avec de grandes ombres qui meurtrissaient ses joues :

— Je t’en prie, ne parle plus, je souffre là. J’étouffe !.. Ses doigts convulsivement étreignaient sa gorge, remontaient jusqu’à son cou comme pour déchirer la chair, ôter de là un poids très lourd.

Alors, Thérèse jeta le masque, et, debout devant sa rivale défaillante, elle exhala son cri de victoire.

— Tu me supplies de me taire, tu n’as plus la force de m’entendre. Allons donc ! il faut pourtant que tu saches que je n’ai jamais été ta dupe. J’ai deviné dès le début votre intrigue, je l’ai suivie pas à pas, et je pourrais, sans crainte de me tromper, préciser le jour…

— Thérèse, par pitié !

— Maintenant, la comédie est jouée ; le rideau tombe, on t’aban-