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pour les lecteurs français, il fut convenu que le leader de l’Irlande, celui qu’on appelait le roi sans couronne, et le journal le Times comparaîtraient devant une commission composée de juges du Banc de la Reine. Par leur indépendance et leur équité, de tels arbitres devaient inspirer respect et confiance à tous. Mais que d’abus de pouvoir, que d’étrangetés juridiques dans ce procès ! Le même homme, changeant de fonction comme maître Jacques change de souquenille, choisissait les membres de la commission en qualité d’attorney-général, puis, en qualité d’avocat, dirigeait la défense du Times. La police était employée à découvrir des témoins à charge et l’argent des contribuables à payer leurs frais de voyage. S’il y avait dans quelque prison un pauvre Irlandais qui languissait loin de sa famille et de ses affaires, on lui promettait sa liberté en échange d’un mot qui incriminât Parnell. Ainsi se trouva levée et soldée une armée de dénonciateurs. Ce n’était plus le procès de Parnell contre le Times, mais le procès d’un peuple contre un autre peuple : l’Irlande accusée et jugée par l’Angleterre.

Les lettres disparaissaient presque dans cet élargissement inopiné et extraordinaire d’une cause privée. Cependant c’était là qu’il fallait en revenir ; c’est là qu’était le nœud du drame. D’où venaient-elles, ces lettres ? Un sieur Houston, secrétaire de je ne sais quelle société de propagande loyaliste, à Dublin, les avait remises au solicitor du Times. Mais qui les avait données à Houston ? Et quel en était le destinataire primitif ? Au journal on disait n’en rien savoir, on ne s’en était pas préoccupé un seul instant. On avait mandé un expert : celui-ci avait comparé le manuscrit avec des lettres authentiques de Parnell. C’étaient bien là ses t et ses g ; certains mots étaient absolument identiques. Que demander de plus ? Dans ce grand journal qui a longtemps mené l’opinion européenne, il ne se rencontra personne pour s’inquiéter de l’origine anonyme des lettres, de leur orthographe honteuse, de leur niaise contexture ; car ces billets stupides semblaient n’avoir été écrits que pour compromettre leur auteur, et cet auteur était précisément l’homme le plus prudent, le plus rebelle à tout épanchement, le plus hermétiquement clos à la curiosité qui ait paru dans la politique depuis Guillaume III !

Mais la commission voulut en savoir davantage, et c’est alors que Pigott paraît sur la scène. Sous ce nom, quelques mois auparavant, vivait, ou plutôt mourait de faim, à Kingstown, un malheureux qui s’était cru journaliste, faute d’être propre à autre chose, et qui avait vainement labouré sa cervelle pour gagner honnêtement son pain et celui de ses quatre enfans. Il avait essayé du chantage auprès de l’archevêque de Dublin et du ministre Forster, moitié