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séance du 30 juillet 1874, où M. Biggar parla cinq heures de suite contre le coercion bill. Dès lors, ce jeu ne cessa plus. Le point était de traîner jusqu’à quatre heures et demie le mercredi, jusqu’à minuit et demi les autres jours de la semaine : passé cette heure, on ne pouvait plus mettre en discussion de nouvelles mesures devant le parlement. Harasser les ministres de questions, demander à tout propos et hors de propos l’ajournement de la chambre, introduire des amendemens et des contre-amendemens sans fin furent les moyens employés chaque soir. En une nuit, le seul major O’Gorman provoqua dix-sept votes, et il ne faut pas oublier que, pour voter, les membres du parlement doivent sortir tous de l’enceinte et y rentrer un à un[1]. M. Biggar, ayant appris que le petit garçon d’une gardienne de workhouse venait voir sa maman tous les jours à cinq heures et qu’il était fortement soupçonné de prendre le thé avec elle, demandait au ministre quelles mesures il comptait prendre pour connaître la vérité et mettre fin à cet abus, s’il existait. Dès que le nombre des membres présens tombait au-dessous de quarante, il avertissait le président et le sommait de lever la séance ; ce qui obligeait les députés à quitter précipitamment leur dîner pour garnir les banquettes. Un autre jour, il remarquait « la présence de plusieurs étrangers dans la chambre. » Or, à cette époque, la publicité des séances, tolérée depuis un siècle et plus, n’avait encore été légalisée par aucun acte du parlement. Force était d’obéir au règlement et de faire évacuer les tribunes, y compris celle où siégeait le prince de Galles. Quelle impertinence ! Quel scandale ! M. Biggar restait impassible sous les reproches. Tous les moyens étaient bons pour gaspiller le temps des législateurs. On se rappelle peut-être, dans un récit célèbre de Jules Verne, ce correspondant de journal qui, pour ne pas perdre son tour au télégraphe, expédie à Londres les premiers versets de la Genèse''. Le député de Cavan était capable d’en faire autant et de réciter le contenu du Blue-book des vingt dernières années plutôt que de lâcher la parole.

C’est cet homme-là que Parnell choisit pour voisin et pour initiateur. Une amitié invraisemblable s’établit entre le maître et l’élève, entre le marchand de salaisons et le jeune homme élégant dont la redingote révélait la coupe savante des grands tailleurs et dont la boutonnière exhibait toujours une fleur rare. Biggar expliqua à Parnell son vaste et minutieux programme de taquineries, ainsi que le but à atteindre. Leurs armes se trouvaient dans les règles mêmes du parlement, dans cet inextricable pêle-mêle de précédens,

  1. C’est à peu près le mode de votation du sénat romain, pedibus ire in sententiam alicujus.