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lieutenant de milice, grand, svelte, l’air timide et un peu sauvage. Il pratiquait passionnément et adroitement tous les sports : le saut, la nage, le cheval, le canotage, la chasse et la pêche. Les montagnes de Wicklow n’eurent pas de recoin si solitaire et si perdu qu’il ne l’eût exploré.

J’ai parcouru ces montagnes à une époque où le monde ne savait pas encore le nom du maître d’Avondale. Ce ne sont pas des beautés saisissantes, c’est plutôt le charme lent, mélancolique, pénétrant de certaines femmes qu’on ne peut quitter. Lorsque, pour passer de la vallée de l’Avonbeg dans celle de l’Avonmore, on s’élève en contournant les pentes du Lugnaquilla, tapissées de fougères roussies et de bruyères rose pâle, on croit entrer dans je ne sais quel monde naïf et reculé où fleurit encore la vie primitive. Près de là, au nord, se creuse la gorge de Glendalough, toute pleine de ruines et toute peuplée de fantômes, un des endroits les plus délicieusement tristes qu’il y ait au monde. Les eaux grises du petit lac sont toujours silencieuses. Aucun vent ne les effleure ; aucune vie ne s’agite dans leurs profondeurs ou ne chante sur leurs bords. Pourquoi ? La légende l’explique par un drame. Saint Kevin, l’anachorète, avait établi sa couche dans un creux de rocher, vertigineuse et inaccessible retraite qui, de haut, dominait le lac. L’amour sut y monter. Une nuit, le solitaire vit Catherine aux yeux bleus qui l’attirait de la main et du regard. Saisi d’une sainte fureur, il la précipita. Charles Parnell dut visiter le lieu et entendre le récit. Mais quand la femme vint troubler sa vie, il avait oublié la légende de Glendalough.

Ce pays porte à la somnolence mentale, à la rêverie, mais Parnell ne rêvait jamais. Il songeait aux richesses minières de la montagne, peut-être aux gisemens aurifères dont par le une autre légende, moins innocente que celle de saint Kevin, Un moulin, une usine, un cours d’eau à utiliser, un marais à dessécher, le perfectionnement de l’outillage agricole et industriel, voilà les sujets qui intéressaient son intelligence. Du passé de l’Irlande, il ne savait presque rien. Ce fut un vieux garde-chasse, nommé Hugh Gaffney, qui lui donna ses premières leçons d’histoire. Comme ces derniers chouans qu’on trouvait encore dans nos campagnes de l’ouest il y a quarante ans, et que leurs petits-fils écoutaient en frissonnant, Gaffney racontait au jeune Parnell ce qu’il avait vu en 98, au temps de la rébellion. Voici une des scènes auxquelles il avait assisté. « Il y avait un rebelle. On l’avait pris. On l’avait condamné à être attaché à l’arrière d’une charrette et fouetté jusqu’à ce que mort s’ensuivît. Le commandant des Anglais, un colonel Yeo, trouva que la peine était trop douce. Il décida que l’homme