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s’il faisait seulement mine de bouger. Puis, sans se mettre en peine de concilier ce mélange assez contradictoire d’indifférence et de crainte affectées, il concluait en souriant : — « Les Français ont beau vouloir par tant et plus de moyens me rembarquer de nouveau dans l’affaire, je les passerai pour de fins maîtres s’ils me font mordre à l’hameçon[1]. »

Tant d’artifice n’était vraiment pas nécessaire, car le cabinet français n’y mettait de son côté pas tant de finesse. Puisieulx qui, comme je l’ai dit, avait sondé de bonne heure le terrain, savait trop bien à quoi s’en tenir. A la vérité, son ambassadeur Valori essaya encore de faire quelques instances nouvelles pour appuyer la ligue de neutralité proposée, et s’aventura même, un instant, jusqu’à dire qu’il avait obtenu une espèce de promesse à cet égard, et que des armemens allaient être préparés pour faire face aux circonstances. Mais dès que ce bruit, propagé un peu légèrement par l’ambassadeur, commença à se répandre, ce ne fut pas seulement Frédéric qui le fit venir et le morigéna, dit-il, de manière à le dégoûter de se risquer à faire de pareilles incartades ; ce fut le ministre français lui-même qui se chargea de mettre son envoyé à la raison. — « Vous ferez bien de garder le silence, lui écrivit-il, sur les mesures que le roi de Prusse pourrait prendre pour éviter la marche des Russes. Ce prince ne veut rien hasarder qu’à coup sûr, et ne menace que lorsqu’il est résolu de frapper, vraisemblablement il n’aurait pas goûté vos propositions. Il faut donc le laisser aller, et je crois pouvoir vous assurer que, quelque parti qu’il prenne, ce sera toujours le meilleur… Il a sa politique particulière… il la renferme en lui et ne la communique à personne. Vous sentez bien qu’un prince aussi habile n’aime ni les conseils, ni les insinuations ; il sera toujours dangereux de lui présenter des objets qui puissent le porter à penser que nous ne cherchons qu’à l’engager insensiblement et que notre intérêt seul nous occupe et nullement le sien. Nous ne pensons pas ainsi, et franchement cela ne serait pas juste. Le système du roi de Prusse est

  1. Frédéric à Chambrier, 21 et 22 janvier 1748. — Pol. Corr., t. VI, p. 12 et 14. — C’est dans la dernière de ces deux lettres que Frédéric charge Chambrier de prévenir le cabinet français que l’Angleterre vient de faire une nouvelle convention très secrète, « à l’exclusion de la république de Hollande, avec la cour de Saint-Pétersbourg, selon laquelle cette cour-ci sera engagée qu’outre le secours de trente mille hommes, qu’elle envoie contre la France, elle tiendra prêts aux confins de la Livonie et de la Courlande quarante bataillons, trois régimens de cuirassiers et autant de dragons, six mille cosaques et kalmouks et un train convenable d’artillerie pour qu’en cas que j’attaquerai, soit le pays de Hanovre, soit les possessions héréditaires autrichiennes, soit la Saxe, cette armée prussienne me dût tomber sur le corps. » — Je n’ai pas trouvé, ailleurs, trace de cette convention qui me semble un prétexte inventé par Frédéric pour motiver son inaction.