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Jamais capitaine, soucieux de son honneur, n’a négligé l’occasion d’écraser un ennemi tombé entre ses mains[1]. Mais si l’on se bornait à dire que, régnant en fait sur les riches provinces des Pays-Bas, il n’était pas très impatient de voir arriver une paix dont la condition proclamée d’avance était la restitution immédiate de tous les gages et de tous les fruits de ses exploits, cette imputation conforme à ce qui se glisse, dans les plus grands cœurs, de faiblesse humaine était confirmée, il faut bien le dire, par plus d’une apparence. Issu d’un sang royal et parvenu au comble de la gloire, à quelles visées d’ambition ne pouvait-il pas prétendre ? Encore un glorieux effort, et au lieu de replacer ces Pays-Bas, objet de tant de conflits, sous la jalouse domination de l’Autriche, la France victorieuse ne pourrait-elle pas, dans l’intérêt de sa propre sécurité, comme du repos commun, exiger que ces provinces fussent constituées à l’état de souveraineté neutre et indépendante : et alors entre quelles mains une telle principauté serait-elle mieux placée que dans celles d’un fils de roi, qui l’aurait payée d’avance du prix de son sang ? Il avait bien rêvé d’être duc de Courlande dans sa jeunesse, pourquoi ne finirait-il pas ses jours souverain des Pays-Bas ?

On fut très excusable assurément de lui supposer une arrière-pensée de cette nature quand on vit ce grand soldat si bien à sa place sur le champ de bataille, mais dont les allures et toute la personne n’avaient rien de magistral, insister, avant de quitter l’armée et de venir faire sa cour à Versailles, pour que son commandement militaire fût transformé en un véritable gouvernement étendu à toute la surface des Pays-Bas, et comprenant des attributions aussi bien administratives que judiciaires : une vraie vice-royauté, en un mot, pareille à celle, disait-il, dont avait été investi le prince Eugène pendant la guerre de la succession d’Espagne. La prétention ne fut pas admise sans débat, une telle autorité dépassant de beaucoup celle qui était attribuée en France même à des princes du sang quand on leur conférait la qualité de gouverneur militaire d’une province. La réunion de tous les pouvoirs dans une seule main et surtout dans celle qui tenait l’épée semblait une résurrection de ces traditions féodales dont l’administration royale, depuis Richelieu, s’appliquait à effacer le souvenir. Puis la qualité de protestant, déjà difficile à faire accepter en France chez un gouverneur, semblait peu propre à rendre supportable le joug de la conquête à des populations d’un catholicisme fervent, chez qui

  1. « Je vois, écrit d’Argenson, un plaidoyer qui s’établit universellement à la cour et à la ville pour prouver que M. le comte de Saxe est traître à la patrie, et qu’aux dernières campagnes, il s’est comporté en homme qui ne voulait pas finir la guerre et que d’ailleurs il n’y entendait rien. »