Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/24

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
18
REVUE DES DEUX MONDES.


pour me suivre… Oui, tout cela, je me le suis dit aussi, j’en ai longuement pesé le pour et le contre, et je persiste. Que me fait, à moi, le mépris des autres, pourvu que j’aie votre estime ! Si je redoute la gêne, les privations, c’est pour vous, non pour moi, sachez-le bien, je suis forte, courageuse, je travaillerai…

Il comprit alors qu’il fallait brusquer les choses, trancher dans le vif jusqu’aux racines profondes de cet amour, et ce fut d’une voix ferme qu’il répondit :

— Vous venez, en effet, d’émettre tous les motifs que j’allais invoquer pour vous rappeler à la raison ; mais si vous persistez, je refuse, moi, je refuse dans votre intérêt plus encore que dans le mien. Quoi que vous puissiez dire, la vie n’est pas close pour vous, il n’y a d’irrémédiable que le scandale, le défi jeté à l’opinion, ce que vous voulez enfin ; nous nous sommes aimés sincèrement, gardons-en au fond de nous le souvenir heureux… Vous verrez, il y a tant de place dans le cœur pour d’autres affections calmes, sans révoltes et sans remords, celles-là.

— Ah ! tenez, finissons-en, vous m’écœurez ! C’est une rupture, n’est-ce pas ? Après vous avoir distrait, je vous fatigue et vous me repoussez. C’est bien cela que vous voulez dire ?

— Voyons, Alice…

— Expliquez-vous franchement, sans phrases.

— Eh bien ! oui, il le faut, vous le comprenez vous-même, puisque vous voilà venant me demander autre chose que ce qui est, et que je ne peux vous accorder.

— C’est votre dernier mot ?

Il n’osa répondre, inclina légèrement la tête en signe d’affirmation.

— Adieu, alors !

Elle le quitta chancelante, se heurtant contre les arbres, butant aux pierres, et comme machinalement, par une politesse dernière, il la suivait, elle se retourna :

— Ah ! par grâce, laissez-moi, je n’ai besoin de personne ; et tranquillisez-vous surtout ! Je ne suis ni de celles qui se vengent, ni de celles qui se tuent.

Il la suivit des yeux quelques instans, la vit passer le portail, prendre tout droit à travers champs, côtoyant les seigles, déjà hauts, qui lui montaient jusqu’aux épaules, si bien qu’on ne voyait plus d’elle que sa tête, une petite tache sombre qui s’éloignait insensiblement, se perdait dans le noir opaque des verdures. — Et quand elle eut disparu, un grand soupir lui dégonfla la poitrine ; il déchargea son fusil, revint à pas lents vers la maison. Au levant, le ciel pâlissait ; des claironnées de coqs saluaient hâtivement l’aurore ; et, dans la campagne, c’était déjà le bruisse-