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il est clair que ce n’est pas seulement une affaire de commerce, que c’est surtout dans une pensée politique, pour compléter et fortifier la triple alliance, qu’on s’efforce de créer au centre de l’Europe une sorte de nouveau Zollverein pour une période de douze années. M. de Caprivi, le représentant de la puissance inspiratrice et régulatrice de ces négociations, ne l’a pas caché l’autre jour en défendant le nouveau système commercial devant le Reichstag, à Berlin. On prétend grouper sous l’hégémonie allemande tous les intérêts comme toutes les politiques !

Le danger pour la France est visiblement de se laisser cerner par degrés, de rester en dehors de ce mouvement qui s’accomplit contre elle, auquel on offre si naïvement un prétexte. Nos protectionnistes n’y veulent rien voir. Qu’on ne leur parle pas de traités de commerce, d’amitiés commerciales, ils ne regardent pas au-delà de nos frontières. Ils sont persuadés que le meilleur moyen de se créer des amis, c’est de les traiter rudement, de leur imposer de bons droits, de bons tarifs, sans traiter avec eux ! Ils ne connaissent rien au-delà du tarif minimum, dernier mot de leur diplomatie, et comme ils craignent que le gouvernement, mieux placé pour embrasser tous les intérêts, ne trahisse la cause, ne se laisse aller à quelque concession, ils lui disputent jusqu’au droit de négocier que lui donne la constitution ; ils prétendent tout au moins l’enchaîner au tarif minimum. M. le ministre des affaires étrangères a fait l’autre jour presque un acte de courage, et il a aussi presque fait scandale au camp du protectionnisme en se réservant prudemment, avec une tranquille fermeté, le droit de traiter avec des nations étrangères, de témoigner des égards à un pays ami comme l’Espagne. Il a été menacé de toutes les foudres parlementaires !

Diplomatiquement, nos protectionnistes ne tendent à rien moins qu’à isoler la France, à fermer les issues à son génie expansif ; moralement ils la ramènent par leurs idées, par leurs préjugés, à cinquante ans en arrière. Cependant, à n’en pas douter, tout a marché depuis un demi-siècle, les idées et les intérêts. Pour rester dans le vrai, il ne s’agit pas du tout d’appliquer, dans les affaires de commerce, ce libre échange dont on parle toujours et qui n’a réellement jamais existé. Il s’agirait tout au plus de suivre le cours du temps, de proportionner le régime commercial à un état nouveau. Évidemment cet état du monde a changé au courant du siècle. Les communications se sont multipliées, bien des barrières sont tombées d’elles-mêmes. Les relations matérielles, morales, intellectuelles se sont étendues. Les peuples, sans abdiquer leur indépendance et leur originalité, se sont accoutumés à un perpétuel échange de leurs produits, de leurs industries, de leurs goûts, de leurs arts, de leurs œuvres de toute sorte, — et les