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contristée. Elle pardonne tout de suite, la chère créature. Dans un baiser pris à la dérobée sur le front irrité de la jeune femme, elle met toute sa tendresse profonde et presque auguste : « Que Dieu garde et protège Hedda Tesman ! pour le bonheur de George ! » Puis elle se retire. Laissant les autres à leur idéal funeste, elle retourne au sien, qui est bienfaisant et charitable. Elle va se rasseoir au chevet de sa sœur, la tante Rina, qui est en train de mourir. Elle ne reviendra plus qu’au dernier acte, un peu avant le dénoûment, en deuil de sa chère morte, dont elle dira d’étranges et touchantes choses, et peut-être enfin sentirons-nous la folie et la bassesse d’Hedda qui se tue, devant les deux humbles filles qui se contentent, l’une de vivre en faisant le bien, l’autre de simplement mourir.

Je dis peut-être, car tout le monde n’a pas pris ainsi la leçon et là est le danger d’une œuvre pareille. De très bons esprits restent indulgens, pour ne pas dire sympathiques à l’héroïne. Ils trouvent qu’à la fin elle se relève et qu’au fond elle est supérieure à son piètre mari, par une conception de l’existence moins banale et moins terre à terre, par l’ambition qui la possède (admirez l’euphémisme !) « de peser une fois dans sa vie sur une destinée humaine. » M. Ibsen est-il de cet avis ou de l’avis contraire ? Je n’en décide point et lui-même non plus. On ne décide plus de rien aujourd’hui dans les œuvres ni par les œuvres : on expose ; à nous de conclure. M. Ibsen expose des cas inquiétans. Je ne soupçonnais pas que là-haut, vers le pôle, dans de braves maisons bourgeoises, autour du poêle, les jeunes femmes norvégiennes eussent l’âme aussi malade. Une Excellence du Nord m’a bien dit, à la sortie du théâtre : « Ne croyez pas qu’elles soient toutes ainsi chez nous. » Mais n’importe ; il suffit de quelques-unes, et le traducteur d’Ibsen, M. Prozor, a raison : « Il y a quelque chose de pourri même dans le royaume de Danemark. »

On a dit que Mlle Brandès avait mal joué le rôle insupportable d’Hedda ; c’est certain ; nulle autre ne l’eût mieux joué, on l’a dit aussi et c’est probable. J’ai assez aimé le trouble romantique de M. Candé, sa voix rauque et ses mains tremblantes d’ivresse ; beaucoup, la bonté de Mme Samary ; passionnément, les allures de hanneton, la médiocrité ahurie et tatillonne de M. Mayer ; pas du tout, la mise en scène, aussi antinorvégienne que possible et les toilettes invraisemblablement luxueuses d’Hedda Gabler, femme du petit professeur Tesman. Ah ! les couturières ! les couturières ! quel danger pour les femmes de théâtre ! Et pour les autres aussi !


CAMILLE BELLAIGUE.