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LES DUPOURQUET.


que j’ai là qui m’étouffe ; alors, sans savoir comment je pourrais vous parler, je suis venue. C’était comme une grande force qui m’entraînait… Vous voyez, Dieu m’a exaucée.

Il reprit d’un ton brusque, les dents serrées :

— Mais quel était votre but, enfin ! Qu’espériez-vous donc en faisant cette équipée inqualifiable ?

— Je comptais recevoir un accueil meilleur, répliqua-t-elle avec amertume ; mon but était de vous dire que je ne peux plus vivre ainsi entre la jalousie de votre femme, qui nous a devinés et qui nous épie, et la tiédeur de votre affection, la privation de vos baisers, qui sont ma joie, ma consolation, l’oubli de ma condition misérable…

Il s’apaisa, essayant de la prendre par la douceur :

— Voyons, ma chérie, nous ne pouvons cependant pas nous afficher ; ce serait déchaîner le pays, provoquer toutes les foudres ; votre situation et la mienne nous commandent, au contraire, la plus extrême réserve ; notre amour est hors les conventions, hors la loi, nous devons le cacher à l’égal d’une…

— D’une honte, oh ! vous pouvez dire le mot. Et ce sera toujours ainsi, n’est-ce pas : dans dix ans, dans quinze ans, la même chose, jusqu’à l’âge où, au premier cheveu blanc, la dernière illusion s’envole… Une aumône d’amour de temps à autre, une étreinte brutale dont se défendrait une fille, et rien autre au-delà, si ce n’est la terreur des autres et le dégoût de soi… Non ! je ne veux plus dans ces conditions… George, je vous en supplie, ayez pitié de moi… Vous dites que nous sommes hors les conventions, hors la loi ; eh bien ! défions les conventions et la loi, ayons jusqu’au bout le courage de notre faute, emmenez-moi, partons… Je vous jure que je serai pour vous la femme la plus dévouée, la plus aimante, que je vous servirai à genoux…

Elle s’était laissée glisser à terre, les mains jointes élevées vers lui ; il la releva, et, d’un ton de gronderie douce :

— Vous n’y songez pas ! murmura-t-il. Cette excitation chagrine que vous entretenez en vous, cette longue course seule, dans la nuit, la frayeur, la fatigue, tout cela a un peu ébranlé vos nerfs et vous parlez sans savoir ; il faut donc que j’aie de la raison pour deux.

Elle se récria :

— Oh ! je sais ce que vous allez me dire : le boulet de notre situation fausse, que nous traînerons partout ; l’isolement dans lequel nous tiendra le monde ; notre affection, aigrie à la longue, et la pauvreté imminente, car nous sommes, vous et moi, sans ressources, et je ne souffrirais pas que vous voliez votre femme