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faisais des sorties sur les passans, et qu’ensuite je m’enfermasse en criant : Je suis neutre. » Une seule puissance se montra d’abord favorable à ces grands projets ; c’était l’Autriche, qui se flattait de faire de la Suisse son avant-poste contre la France. « C’est à vous de bien garder l’avant-poste, disait l’archiduc Jean à Pictet, pour que l’Autriche ne vienne pas le défendre elle-même. » Et ce mot fit impression sur le diplomate genevois ; il se demanda si ce n’était point un bonheur pour la Suisse de n’avoir pas acquis cette frontière militaire qu’il voulait lui donner.

La Suisse elle-même avait montré peu d’empressement à accepter les propositions qu’on lui faisait. Ce n’était point par timidité qu’elle répugnait à s’agrandir. Elle se disait que, dans l’intérêt de l’équilibre européen, il importait de ne pas trop affaiblir la France. Elle pensait aussi que les grands honneurs entraînent des charges, et que la perte surpasse quelquefois le profit. Ajoutons qu’elle redoutait l’ambition et l’orgueil des Genevois : fallait-il les aider à accroître à la fois leur fortune et leur morgue ? Parmi ces orgueilleux, qui avaient quelque sujet de l’être, se trouvaient des hommes fort avisés, ennemis des chimères, inclinant à croire que la modération est le trésor du sage. Un des compatriotes de Pictet, le syndic Des Arts, lui écrivait : « Tout en reconnaissant que votre système de frontières militaires est très solidement établi dans votre mémoire, on doit reconnaître en même temps que ces excellentes frontières demandent à être défendues, et, pour les défendre, il faut établir un gouvernement central énergique, un revenu fédéral considérable, faire de la Suisse une nation toute militaire ; en un mot, faire ce qu’on ne fera pas, les uns parce qu’ils ne le veulent pas, les autres parce qu’ils ne le peuvent pas. Ainsi, tout ce système pèche par la base. » Un pays dont l’Europe a reconnu la neutralité se condamne à renoncer aux entreprises, et, s’il est raisonnable, ce renoncement lui est facile. La paix lui est assurée, un tel avantage ne saurait être payé trop cher. Il mettra désormais sa gloire à diminuer les charges publiques, à réduire les dépenses improductives, à réformer les abus, à perfectionner ses institutions, à faire prospérer ses industries et son commerce, à donner aux grands pays de bons exemples dont ils profitent quelquefois. C’est l’usage que la Suisse a fait souvent de sa neutralité, et elle s’en est bien trouvée. Pictet avait l’esprit aussi tenace que souple ; il se décida difficilement à rabattre de ses grandes espérances. Quoiqu’il fût malade, qu’il souffrît des yeux, de l’estomac, il déploya pendant le congrès de Vienne une incroyable activité. Il se remuait, se démenait, multipliait les démarches, surprenait les gens à leur lever et quelquefois dans leur lit, faisait antichambre des heures durant-chez les ministres, écrivait lettres sur lettres. « Nous avons travaillé, disait-il, non en intrigans, mais en gens d’honneur, sans employer ni argent ni femmes. »