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être modestes ne me l’interdisait. Dieu vous préserve de soigner jamais un éphore dans une île lointaine ! Tous mes conseils étaient inefficaces. En revanche, trois vieilles femmes appliquaient à Panayotis une thérapeutique de sorcières. On enfumait ce pauvre enrhumé avec des feuilles de je ne sais quelle plante que l’on faisait brûler et que l’on promenait en croix sur son corps. Il demandait à grands cris : ἕνα καθαρσίο (un purgatif) pour guérir son irritation de poitrine. A peine rétabli, le désir du départ le reprit ; et, certainement, dans le fond de son cœur, il demandait à tous les saints de la sainte Église orthodoxe de vouloir bien diriger mes pioches vers des terrains stériles et de rendre les propriétaires très méchans. Que ce fonctionnaire ait oublié ses devoirs, il n’y a là rien qui doive nous étonner outre mesure ; mais ce qui me surprit, c’est que Panayotis ne comprit pas que son intérêt le plus clair était de faire cause commune avec moi. Les insulaires avaient en effet déclaré qu’ils feraient une révolution plutôt que de laisser partir pour le musée de Syra leurs antiquités, qui étaient, disaient-ils, leur bien le plus précieux. A mesure que l’été approchait, ces bonnes gens devenaient presque fous, et j’eus la preuve que leur imagination était aisément excitable. Un matin, Kharalambos monta dans ma chambre fort agité et s’écria :

— Kyrie, kyrie, le drapeau français !

En effet, dans le port de Katapola, le pavillon tricolore et le pavillon russe flottaient aux mâts d’un de ces jolis voiliers que l’on appelle, dans le Levant, des bratzéras. Le secrétaire de la légation russe, M. Bachmétief, et le secrétaire de la légation française, M. Géry, se promenaient dans l’Archipel à bord du Jean-le-Théologue et avaient eu l’obligeante idée de venir me voir dans mon ermitage, où je les reçus le mieux que je pus. Ces messieurs, collectionneurs et touristes, étaient en quête de bibelots ; ils achetèrent, entre autres curiosités, une espèce de coffre qui servait de banc dans ma propre chambre et qui leur sembla rustique et pittoresque à souhait. Dès que ce meuble, soigneusement calé sur les épaules de deux Amorgiotes, eut pris le chemin de la mer et fut embarqué sur le Jean-le-Théologue, un bruit se répandit dans les trois dèmes de l’île ; sans aucun doute les antiquités avaient été enfermées dans ce banc et emportées au large ; le presbeute (ambassadeur) de France était mon complice ; quelques énergumènes grimpèrent au chef-lieu et firent une scène à l’excellent démarque Vlavianos, qui les mit à la porte. Un peu plus, on eût chanté, à propos de cette inoffensive razzia, la chanson connue : Oiseaux, ne gazouillez pas ; arbres, ne fleurissez pas ; pleurez grandement le malheur d’Amorgos !

Enfin, un dernier incident vint achever de mettre le feu aux cervelles, et je demande la permission de le raconter.