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M. le secrétaire s’avança avec la majesté froide d’un homme qui a une mission à remplir. Son acolyte, l’énomotarque, semblait avoir, lui aussi, le sentiment de sa dignité. L’épistate fut encore obligé de répondre ; l’éphore, prévoyant une difficulté, avait été retenu dans sa chambre par un gros rhume. Cette fois, l’excellent Stratakis fut éloquent ; il ne dit presque rien, sinon qu’il avait sa consigne et qu’il l’exécuterait jusqu’au bout. Les réponses de Kharalambos furent moins paisibles. Il se prit de querelle avec le gendarme et le secrétaire. On échangea de gros mots. L’autorité judiciaire et la force armée devinrent plus calmes. Finalement, Maroullia fut à peu près traitable ; mais, toutes les fois qu’elle passait à Katapola, elle se lamentait sur les têtes de statues, sur « les rois » qu’on avait trouvés dans son champ et donnait à entendre qu’elle avait signé à l’étourdie, croyant fermement qu’on ne trouverait rien.

Je me consumais ainsi en contestations et en procédures. Un champ d’orge m’empêcha de déblayer un temple d’Apollon Pythien et si Zeus Téménitès n’a pas été révélé à la curiosité du monde savant, il faut s’en prendre à quelques hectares de maïs qui se trouvaient enclavés, par malheur, dans le domaine sacré du dieu. J’étais, d’ailleurs, mal soutenu par l’éphore. Kharalambos s’indignait tous les jours contre sa mollesse et l’appelait « une poule, » μία κόττα. Dans cette solitude, nos rapports s’aigrirent. Au début, nous étions fort bons amis ; il m’exprimait, en termes imagés, son opinion sur les filles de l’endroit, me racontait ses équipées d’étudiant dans les brasseries de Munich et de Dresde, et laissait rarement échapper une occasion de faire l’éloge de l’Allemagne : « Dans la Germanie, me disait-il, les chevaux sont intelligens. Une fois, dans un cirque, j’en ai vu un qui comptait jusqu’à dix. » j’eus la faiblesse de lui décrire, par amour-propre national, les splendeurs de l’Hippodrome et les petits prodiges à quatre pattes qu’on y présente en liberté. Nous prenions nos repas en commun ; parfois il piquait avec sa fourchette une bouchée bien choisie et me la tendait affectueusement. Un de mes amis de France étant venu me voir dans mon exil et ne sachant, le premier soir, comment s’installer pour dormir, il lui offrit, par politesse, un de ses draps.

Mais cette bonne entente ne pouvait durer. Le pauvre garçon s’ennuyait ; il avait hâte d’en finir ; il suivait d’un œil triste tous les bateaux en partance et pensait aux bons verres de raki, aux causeries interminables et aux journaux bavards, que l’on trouve au café d’Europe, sur la place de la Constitution, à Athènes. Il parlait avec insistance d’un de ses cousins, qui était médecin à Syra et qui s’amusait bien. Je l’irritai malgré moi par mon entêtement à rester dans l’île. Cette existence de Robinson l’affligea tellement qu’il tomba malade. Je le soignai avec un dévoûment que je trouverais admirable si la coutume qui oblige les Occidentaux à