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la coutume antique, dans les terres, loin du port, à l’abri des coups de main. Pourtant, par un reste d’habitude, c’est le bourg de Khora (le pays), à quelques kilomètres du Katapola, qui est considéré comme le chef-lieu du dème d’Amorgos. Nous y allions presque tous les dimanches, par un sentier pierreux, où le pied des mulets bronchait et butait comme sur un escalier. Le désœuvrement, et aussi des devoirs sociaux m’obligeaient à cette ascension : Khora était la résidence du démarque, du télégraphiste, de l’εἰρηνοδίκης (juge de paix), et d’un énomotarque de gendarmerie. M. Vlavianos, démarque, était un homme excellent et éclairé, infiniment supérieur à ses administrés, supérieur même à beaucoup de maires que j’ai connus ailleurs qu’en Grèce. Mais il était véritablement martyrisé par ses fonctions. La plus petite difficulté lui semblait une affaire d’État, et la moindre réclamation d’un citoyen de l’île lui paraissait l’indice d’une cabale savamment organisée et dirigée contre son pouvoir. J’allais souvent le voir dans sa maison de Khora ; il avait passé de longues années à Athènes, et aussi en Valachie, où il avait exercé des fonctions consulaires. Et, quand sa nièce Marigô m’avait offert, sur un plateau d’argent, un verre d’eau claire et des confitures, il me racontait sa vie passée, et me disait, en me montrant les victoires napoléoniennes accrochées au mur dans de vieux cadres, combien il aimait la France, et combien il regrettait de ne point la connaître. Je dois à M. Vlavianos les meilleurs momens que j’aie passés dans l’île d’Amorgos. Quand je pense que ma présence a parfois troublé, bien malgré moi, sa quiétude ; que la bienveillance avec laquelle il a secondé mes efforts et aidé mes fouilles lui a été vivement reprochée, et que les fortes têtes de l’île l’ont accusé d’être philoxène (ami des étrangers), il se joint à ma reconnaissance un peu de remords. M. Vlavianos aurait été le seul homme instruit de l’île, s’il n’avait pas eu pour voisin M. Johannidis, dont la redingote noire, le chapeau de forme haute et surannée, et les façons de vieil instituteur, faisaient un singulier effet, dans la sauvagerie des landes et des maquis, au milieu des pentes sèches, arides, peuplées de pierres et de maigres touffes de lentisques. Johannidis a été, autrefois, un des membres les plus actifs du Syllogue littéraire de Constantinople. Le recueil périodique, publié par cette société, contient de nombreux articles qu’il a écrits au temps de sa verte jeunesse, et qu’il montre aux visiteurs avec une satisfaction non déguisée. Ce sont des dissertations sur des points d’archéologie byzantine ; le bonhomme lit très aisément les vieux grimoires qui sont écrits en lettres grêles et en ligatures compliquées sur les parchemins, les vitraux, les chandeliers et les iconostases du bas-empire. Il a été longtemps scolarque d’Amorgos ; d’innombrables générations ont