Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/170

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec un plaisir visible et une abondance inépuisable. Cette femme illettrée parlait une jolie langue, toute fleurie d’expressions anciennes, et parfumée d’antiquité. Dans ce coin retiré de l’archipel, la langue et la race se sont conservées plus pures que sur le continent. Le vocabulaire est resté presque entièrement grec. L’afflux des expressions barbares, apportées par les Romains, les Vénitiens, les Turcs, n’en a pas déformé la grâce première. Pendant que sa mère bavardait dans un style voisin de celui de Théophraste, Plitô, les yeux baissés, gardait un silence et une réserve de vierge sage. Un fichu d’étoffe blanche et souple encadrait son visage, joli et grave, et emprisonnait, comme en un voile de religieuse, la lourde chevelure, depuis le haut du front jusqu’au bout des grandes tresses tombantes. La tête penchée, à la façon de la Panaghia des saintes images, elle tricotait, pour les jours de fête, des gants de soie jaune, car les filles d’Amorgos sont raffinées et coquettes comme des dames. Lorsqu’on fait la cueillette des figues, elles mettent des gants de laine pour préserver leurs mains contre les égratignures et le hâle ; l’été, elles abritent, sous de grands chapeaux de paille, la délicatesse de leur teint ; elles ont même recours à d’innocens artifices pour en exagérer un peu la blancheur, et pour aviver, au-dessus de la splendeur des yeux, le trait net des longs sourcils. Rien n’est plus charmant que de les voir passer, le dimanche, assises sur des mulets et des ânes dont les harnais rustiques contrastent fort avec leurs grâces mièvres : on dirait des déesses dépaysées. On se demande d’où vient l’instinct secret qui a donné à ces paysannes ce goût enfantin de parure et d’élégance ; leurs maîtres et seigneurs paraissent tout à fait dégagés d’un pareil souci, et Dieu sait aux mains de quels rustres sont maintenant mes petites amies de là-bas : Plitô la silencieuse ; Nanniô qui, tous les matins, à sa fenêtre, frottait d’eau claire ses bras nus ; Filiô, dont le fin profil faisait songer à un page florentin.

L’Athénien Panayotis, étant civilisé et diplômé de plusieurs universités d’Allemagne, était peu sensible à ces beautés un peu farouches. Il réservait son admiration pour une voisine, dont les charmes opulens et les élégances européennes excitaient son admiration. Il y avait sur notre toit, à la mode orientale, une terrasse de terre battue où j’aimais à me promener, pendant des heures, pour regarder le village, dont les maisons semblaient descendre joyeusement vers la mer ; le soir, lorsque le soleil embrasait d’or le ciel et l’eau, autour de la silhouette violette de Naxos, il était doux de laisser errer sa vue sur la rade, unie et luisante comme une glace, et sur les collines, que les rayons obliques envermeillaient de pourpre, de rose et de lilas. L’éphore venait parfois me