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REVUE DES DEUX MONDES.

tails, passés jadis inaperçus, le frappaient aujourd’hui. Il découvrait en elle des traits d’un ensemble gracieux maintenant qu’une pensée en harmonisait les lignes, une oreille exquise comme une toute petite coquille de nacre ourlée de rose, des dents un peu fortes, mais très belles, montrant leur émail teinté d’azur à la moindre contraction des lèvres ; une fossette nichée au menton, des veines bleues courant sur la diaphanéité des tempes, un cercle de mélancolie ou de souffrance autour des yeux, tout ce qui dans un visage de femme attire et séduit.

De son côté, elle avait compris qu’elle ne lui était pas indifférente, qu’il la regardait avec plaisir, presque avec convoitise, comme si l’intérêt qu’il lui témoignait se fût changé en un sentiment plus tendre, qui était plus que de l’amitié, glissait insensiblement à l’amour.

Et tous deux, d’un commun accord, sans s’être rien dit pourtant, tandis qu’au sortir de table, on se groupait autour du café et des liqueurs servis en plein air, ils avaient pris par une allée de charmilles qui tournait le parc, s’éloignaient avec le mutuel désir d’être ensemble, d’être seuls.

Aux derniers mots d’Alice, George s’arrêta surpris, le regard coulé de côté vers cette vierge qui parlait avec la hardiesse et l’autorité d’une femme :

— Peste ! mademoiselle, vous m’avez l’air d’une jolie force en matière de vivisection du sexe fort ; expliquez-vous donc, je vous prie, vous m’intéressez au dernier point.

— Je vous étonne surtout, n’est-ce pas ? Je m’étonne moi-même du reste… toutes ces idées, je ne les avais pas, elles me sont venues naguère, je ne sais pourquoi ni comment. Vous comprenez bien que ce n’est pas mon expérience qui parle, mais mon instinct. me semble donc que notre destinée à nous autres femmes est d’abord d’être aimées ; il faut qu’on nous comprenne, qu’on nous ménage comme des enfans souffreteux et fantasques, que l’on s’adresse à nos sentimens en tenant compte de nos nerfs, et voilà pourquoi je veux à l’homme la noblesse qui est l’intelligence du cœur. Nous avons aussi besoin d’être soutenues, guidées, protégées, de sentir peser sur nous une main douce, mais ferme, dût-elle parfois aux heures de danger… ou de tendresse nous ployer ; et voilà pourquoi je veux à l’homme la force, la juste conscience, la mise en pratique de ce qu’il peut et de ce qu’il doit !..

George se rapprocha, leurs épaules se touchaient presque, leurs mains pendantes se frôlaient. Il luisait au travers des jeunes verdures un gai soleil de printemps qui baisait les premières fleurs agrestes des pelouses, charriait des bouffées tièdes de lilas, d’âcres senteurs de pollens s’exhalant en leurs fécondations mystérieuses.