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souvent de direction, quel patron est assez riche ou assez généreux pour assurer une pension de retraite à l’employé vieilli à son service ou à celui de ses prédécesseurs ? Pour l’employé des grands magasins, la préoccupation d’une vieillesse malheureuse n’existe pas, puisque, dès le premier jour de son entrée définitive en fonctions, il acquiert des droits à une pension de retraite dont les versemens successifs sont faits à son nom à une caisse de l’État et qui deviennent sa propriété personnelle, même en cas de démission ou de renvoi.

Mais, dira-t-on, cet employé serait devenu à son tour patron. Cela n’est pas prouvé, car tous les employés ne deviennent pas patrons ; et, lors même que quelques-uns d’entre eux fussent parvenus à s’établir au lieu de rester commis ou chefs de rayon, il ne s’ensuit nullement que leur condition en serait meilleure. Que l’on compare la situation d’un boutiquier aux prises avec les difficultés de la concurrence et les cruelles angoisses de l’échéance avec celle d’un chef de rayon n’ayant d’autre préoccupation que l’achat et la vente des objets de son comptoir, et dont le lendemain est assuré, et on verra de quel côté sont les présomptions de bonheur. Pour beaucoup de personnes, le petit patronat est une sorte d’eldorado, et on brode sur ce thème pas mal d’idylles. A les entendre, les employés seraient soumis à une loi de fer, tandis que les petits patrons jouiraient d’une existence idéale ; tous, ou presque tous, au bout de vingt ans d’un labeur tempéré, se retireraient à la campagne, après fortune faite, laissant à leurs enfans un établissement en pleine prospérité. Cette légende a fait d’innombrables victimes. Combien d’employés, de domestiques qui gagnaient largement leur vie ont cédé à la tentation de « s’établir » et ont dévoré en quelques années leurs économies et la petite dot de leurs femmes ! Le cas est tellement fréquent, que chacun de nous a pu le constater autour de lui. Le nombre des boutiquiers qui arrivent à la fortune, ou même à l’aisance, est extrêmement restreint ; les plus heureux d’entre eux parviennent à vivre et à élever leur famille, la plupart luttent péniblement. Sans doute il est bon que l’accès du patronat soit ouvert à tous ; mais, quoi qu’on fasse, le patronat restera toujours l’apanage d’une élite, et le salariat sera la condition générale. D’ailleurs, est-ce que les grands magasins ont fermé la porte du patronat, est-ce que tous les ans un certain nombre de leurs employés ne s’établissent pas pour leur compte ; est-ce qu’enfin les plus grands magasins de Paris, qui se font entre eux une si rude concurrence, n’ont pas été fondée tous, sans exception, par d’anciens commis sortis de ces mêmes magasins ?