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quelques mots d’explication. Le petit boutiquier, le moindre détaillant, est obligé de disperser son attention sur une foule de sujets d’une inégale importance. Il doit en même temps servir le client et surveiller son employé ; il doit vérifier la caisse et pourvoir aux rassortimens ; il doit se préoccuper de la mode nouvelle et de la comptabilité. Il doit surtout avoir sans cesse à l’esprit la nécessité de faire face aux échéances et aux mille charges qui pèsent sur son exploitation. Sa fortune et son honneur sont engagés dans l’entreprise, et, s’il veut développer ses affaires, ou simplement joindre les deux bouts, il n’a pas trop de tout son temps et de toute son application. Mais, si actif et si intelligent qu’on puisse supposer le détaillant, il est bien évident que son attention ne peut se porter sur tous les points à la fois et qu’il éparpille ses forces sur des sujets différens. Ainsi il ne saurait être à la fois un vendeur habile, un acheteur adroit, un comptable irréprochable et un caissier modèle. Dans les grands magasins, au contraire, grâce à la division du travail, chacun est à sa place, chacun est encadré, dirigé par une autorité supérieure. Le commis peut et doit concentrer toutes ses forces intellectuelles sur un seul point, et on sait à quel degré d’acuité arrivent les facultés quand elles sont sans cesse en éveil sur un objet déterminé. Au lieu de se préoccuper de l’achat et de la vente de cent, deux cents ou trois cents articles comme le détaillant, l’employé des grands magasins n’a qu’à s’occuper de l’achat et de la vente des objets, relativement restreints, de son rayon. Et alors, libre de tout autre souci, il peut s’ingénier à multiplier les moyens de se bien approvisionner et se consacrer entièrement à une tâche unique.

Est-ce à dire que cette évolution se soit produite sans troubler des intérêts individuels et sans faire de victimes ? En économie politique, comme ailleurs, le progrès se paie, et toute transition ne laisse pas que d’être douloureuse. A certains points de vue, il est profondément regrettable que les grandes concentrations commerciales condamnent au salariat perpétuel des milliers d’individus dont quelques-uns auraient pu parvenir au patronat. Ce n’est pas ici le lieu de discuter les avantages ou les inconvéniens du salariat. Un fait subsiste : c’est que tant que les conditions actuelles de notre civilisation ne se seront pas radicalement modifiées, le salariat s’imposera à l’immense majorité des travailleurs. Il se peut que la fin du siècle futur assiste à cette transformation, mais il faut prendre les choses telles qu’elles sont, sans se laisser aller aux chimériques espérances d’un avenir incertain. Ceci admis, il est incontestable que la condition du salarié est infiniment plus avantageuse dans les grandes entreprises que dans les moyennes