Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/138

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

devant eux, mais sans en percevoir la signification. Il y a une variété d’aphasie de conductibilité qui est bien curieuse et mérite une mention ; on lui a donné le nom d’aphasie motrice sous-corticale, pour indiquer que la lésion n’intéresse pas la couche de substance grise qui forme l’écorce du cerveau, mais seulement les fibres blanches conductrices qui se trouvent au-dessous. Si nous envisageons le siège de la lésion au point de vue psychologique, nous nous exprimerons un peu autrement ; nous dirons que le centre moteur des mots n’est pas détruit, mais que les communications entre ce centre et les organes phonateurs sont suspendues. Il en résulte une conséquence curieuse ; le malade peut se représenter le mot sous la forme motrice, bien que son larynx reste muet : pouvant se représenter le mot, il perçoit le nombre de syllabes dont il est composé, et indique ce nombre, si on le lui demande, par un signe quelconque, par exemple des pressions de la main.

En résumé, on voit que nous connaissons aujourd’hui trois formes d’aphasie : l’aphasie par lésion directe des centres verbaux, l’aphasie par induction, et l’aphasie de conductibilité. Ces formes diverses sont souvent bien difficiles à démêler et à reconnaître. Nous avons tenu à en parler pour montrer la complexité des études expérimentales, et notre exposition n’aurait pas été fidèle si nous les avions négligées.

Et maintenant, écartons les détails des observations particulières, pour nous en tenir à une vue d’ensemble. Quelle est la conclusion à retenir, après une étude psychologique de l’aphasie ? Quel est l’enseignement qui se dégage des faits pathologiques ? Trois propositions le résument, à notre avis : d’abord, pluralité et indépendance des mémoires verbales, qui se distinguent par la nature des images évoquées ; en second lieu, prépondérance fréquente d’une de ces mémoires sur les autres ; et enfin solidarité, concours harmonieux de toutes ces mémoires, de façon à former, dans les conditions normales, cet ensemble bien coordonné de sensations, de pensées et d’actes qu’on appelle le langage.

Ne croyons pas ces faits contradictoires : ne nous étonnons pas que des activités psychologiques puissent à la fois garder leur individualité et concourir à une œuvre commune. C’est là le secret de l’organisation et de la vie.


ALBERT BINET.