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par les mêmes procédés que les précédens. Quand l’enfant apprend à lire, il grave dans son esprit la forme des lettres, leur silhouette visible, et il associe ces images visuelles aux autres images du mot qu’il possède déjà. L’acquisition de l’écriture se fait par le souvenir des mouvemens nécessaires pour tracer les lettres, c’est une mémoire motrice graphique. Ainsi, le langage est la mise en œuvre de quatre mémoires principales ; chaque mot de la langue peut donner lieu à quatre opérations psychologiques ; il peut être représenté par quatre images ; il est, suivant les occasions, une forme visible, un son, une articulation de la voix, un mouvement de la main.

Ces quelques notions suffisent pour faire comprendre, au moins d’une manière schématique et abrégée, le mécanisme des différentes formes de l’aphasie et la raison de leur indépendance. Si c’est la mémoire visuelle qui est atteinte, c’est-à-dire si une personne perd la mémoire visuelle des signes écrits, et cette mémoire seulement, elle ne pourra plus reconnaître l’écriture qu’on place sous ses yeux : cette écriture ne lui rappellera aucun souvenir antérieur, elle paraîtra nouvelle, et par conséquent n’éveillera aucune idée. La mémoire auditive des mots est-elle perdue, la personne entendra les mots qu’on prononce devant elle ; mais ces mots, n’éveillant pas l’écho auditif des mots semblables qu’elle a déjà entendus, retentiront à son oreille comme les accens d’une langue nouvelle et incomprise ; elle ne comprendra pas. Si c’est la mémoire motrice d’articulation qui est atteinte, la personne ne saura plus comment il faut s’y prendre pour articuler des sons intelligens ; elle ne pourra plus prononcer les mots, elle deviendra aphasique. Enfin, si la mémoire motrice graphique est perdue, la personne ne se rappellera plus la série des mouvemens à exécuter avec les doigts et la main pour tracer des lettres, elle ne pourra plus écrire et deviendra agraphique. En résumé, chaque mode du langage a sa mémoire, ce qui fait autant de mémoires partielles et indépendantes qu’il y a de modes d’expression de la pensée ; une de ces mémoires est-elle compromise, un mode d’expression est perdu, mais les autres sont conservés ou peuvent l’être.

Un petit détail d’observation que nous n’avons pas encore mentionné fera bien comprendre cette action indépendante des mémoires dans l’aphasie. On se rappelle l’histoire de ce malade qui ne pouvait plus relire l’écriture qu’il venait de tracer ; affecté de cécité verbale, il avait perdu l’image visuelle du mot, de sorte que la vue du caractère écrit ne provoquait aucune idée. Mais il avait imaginé un artifice pour comprendre le sens des mots, il lisait avec sa mémoire motrice ; c’est ce qu’on remarqua un jour, pendant