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qu’entretient jusqu’à la mort l’amour de la terre pour la terre elle-même, plus que pour le lucre qui doit en résulter. Depuis une longue continuité d’années, la grêle, les gelées tardives, s’acharnent sur les cultures du Berry ; un orage suffit pour imposer à ceux qui cultivent, de longs mois de privation, et ils n’ont pas un tonique qui les réconforte, car le lopin de vignes qu’ils entourent de tant de soins ne leur donne plus la verrée de piquette qui jadis les soutenait. Chaque année, ils reprennent la charrue, — la charrue sans roue des Romains, — avec une inaltérable résignation ; chaque année, ils taillent leurs ceps de vignes stériles avec la même sollicitude, et cela sans proférer une plainte, sans penser à demander un secours aux apôtres de la protection qui leur font payer le pain plus cher que par le passé, leur rendent la vie matérielle presque impossible. Comme si tous les paysans étaient propriétaires, comme s’il n’y avait pas dans nos campagnes des milliers de journaliers ! Et pourtant, à l’agitateur des villes qui viendrait leur conseiller d’étendre la grève jusqu’à leurs champs, ils montreraient leurs mains calleuses, ils les compareraient aux mains blanches du beau parleur, puis d’un coup d’épaule ils le rejetteraient hors de leur logis. Cette résignation est, en vérité, d’autant plus méritoire, que sans être athées ils ne sont pas religieux et que la foi dans un monde qui les récompensera de leur peine n’est pas ce qui les aveugle. Ils tiennent pourtant beaucoup à leur curé ; et ce serait pour eux une honte indélébile de ne l’avoir pas aux baptêmes de leurs enfans, à leur mariage, ou près de leur fosse quand se termine leur vie de labeur et de misère ; mais ils le gouaillent avec bonhomie en disant de lui à voix basse : « c’est un fainéant. »

Dans les campagnes berrichonnes règne la même antipathie que dans les villes, le même éloignement pour ce qui n’est pas d’un usage antédiluvien ; c’est ainsi que le bain froid, devenu un peu partout un besoin fréquent, est classé par le paysan berrichon au nombre des nouveautés dont il faut se défier. Semer dans une bonne terre autre chose que du froment, le grain sacré, ce serait une profanation dont le ciel le punirait en frappant son champ de stérilité. Malgré un fond d’égoïsme, général je crois, chez tous les gens de la campagne, le paysan de la Vallée-Noire, de la Sologne et de la Brenne a sa poésie à lui, aussi bien dans son langage ancien, mais correct, que dans sa tenue et ses mœurs. Il doit cette qualité innée à ce qu’il vit toujours au grand air, au milieu de champs déserts, de grandes prairies, où paissent, sans bruit et sous la garde d’une pastoure, de grands troupeaux de bœufs et de moutons. La pastoure berrichonne est contemplative, rêveuse, poétique à sa façon, car elle subit l’influence de la nature